C’est une grande silhouette qui s’élève comme une statue dans la pénombre.
Ce sont des épaules nerveuses qui tremblent sous une aura de vive noirceur, c'est une figure imposante qui bouge en prédateur et qui bat rageusement le pavé. Les veines saillissent de ses bras comme des serpents en rage, ses mains sont crispées en poings, ses crocs sont serrés comme des lames les unes sur le fer des autres et ses jambes débridées frissonnent dans l'attente. Tout dans son corps alerte est prêt à se détendre comme un arc et à frapper. Il est une hallebarde vivante ; tout ses membres et toute sa chair sont braqués. Sa posture est celle d’un fauve ou d’un chasseur en campagne. Il est prêt à fondre sur sa proie.
Mais ce soir, il n’y a pas de proie. Juste une fille debout à la fenêtre.
C'est comme ça que Nevzorov Pavlov et une humaine se sont rencontrés.
Perché sur l’auvent le plus bas, il la voit partir.
Elle est de dos, ses cheveux sont jetés en natte sur une épaule et l’autre est nue. C’est la première fois qu’il la voit aussi bien.
Elle passe le portail de métal noir. C’est un haut portail avec des pics et des enjolivures. Ses ombres longilignes forment les barreaux d’une dernière prison sur le mur en vis-à-vis.
Elle est bientôt derrière le rempart, et dès que son corps se volatilise, dès qu’il n’y a plus dans l’air le bruit des roues de sa valise, tout fait sens.
Ce grand lit aux dais rouges, ces hauts murs tapissés de fleurons, ces vitraux embrasés de poussière, ces poignées d’or festonnées, ces guéridons lourds, ces divans de cuir brun, ce luminaire ancestral, ces objets aux plafonds ou aux portes et sur les consoles, ce baroque exsudant, ces cendres de mille ans,
cette vieille noirceur que les murs ajourés ne savent pas éclaircir, ce sang qui remonte des abysses, ce danger permanent, dans un geste ou un lever de la main, dans un baiser - tout ceci n’est pas pour elle. Tout ceci appartient au passé.
Dans son malheur, elle respire le présent.
Il contemple avec tristesse leur amour anachronique et les reflets d’une erreur double. Il ne savait si la boule dans son cœur était une bonne ou une mauvaise chose, il ne savait pas s’il était une bonne ou une mauvaise personne. Cette passion séculaire aurait une suite vivante, une suite criante et mouvante qui s’agitait déjà dans ses bras.
Evgeni a un an et déjà de petits crocs en biseau qui ne veulent cesser de pousser. Il est blême comme un enfant mort-né et les veines sur ses tempes sont plus noires que l’ébène des tables du salon.
C’est comme ça que Nevzorov Pavlov s’est retrouvé seul.
Evgeni a cinq ans et la vie recluse insupporte Nevzorov. Il quitte son castel pour revenir à la demeure familiale.
Il sait l’accueil que l’on réserve aux métis - il fait passer son fils pour un véritable vampire.
« - Tu as un prénom ?
- Evgeni.
- Je m’appelle Nina.
- Bonsoir, Nina.Il avait un peu honte.
Il ne savait pas si les êtres comme lui pouvaient être beaux mais en cet instant précis, il l’aurait tant voulu. Il pensa à son visage creux et à ses lèvres de neige, il pensa tristement qu’il était un cadavre qui se mouvait en rampant dans les airs, pareil à une bête morte aux extrémités de sang.
Il n’avait pas la force et la chaleur d’un vrai garçon et cela l’attristait. Il se sentait pataud et animal, et sans grâce, comme un fauve en cage.
- Est-ce que je suis effrayant ?Nina bougea un peu. Sa robe se retroussa sur ses genoux translucides et il put voir ses rotules.
Elles étaient douces, irisées, rondes comme des comètes.
- Je ne te trouve pas effrayant.Il était rassuré.
Il était accroché à l’air comme un linge, les pieds suspendus dans l’absence.
- Pourquoi tes dents sont aussi longues ?Elle demanda.
- Je ne sais pas,Il lui mentit sans hésitation.
Il préférait qu’elle ne sache pas. Ce n’était pas un péché, ce n’était pas une mauvaise action. Pas vraiment. C’était juste une omission pour cacher quelque chose. Il n’était pas coupable.
Il se sentit immensément coupable.
Ils passèrent un long moment en silence. Rien ne bruissait près d’eux et même leurs respirations accompagnaient le vide.
Les lumières du couloir éclairaient leurs visages et leurs ombres se détachaient de leur corps ; bientôt ils ne virent plus rien. Minuit avait sonné depuis longtemps et rien ne bougeait plus. Le néant était descendu du plafond immense, le corridor en était infusé. Il connaissait bien cette sensation ou il ne la connaissait pas du tout.
- Tu sais, il ne faut pas que mes parents te trouvent ici…
- Je vais partir.
- Moi aussi, je devrais être au lit depuis longtemps maintenant.Elle lui fit un sourire et s’en alla en perçant les ténèbres. Il regarda ses pas dans le sol et des taches de lumière restaient là où elle était passée. Il se serait avancé pour chercher son bras s’il avait pu, et cela l’aurait sans doute épouvantée.
Il tenta d’oublier son visage, et la façon dont elle l’avait surpris à l’embrasure de la fenêtre, tout près du balcon.
Dans quelques instants il devrait lui lacérer le cou.
Evgeni avait dix ans et avait reçu une éducation terrible. Enfant faible et chétif, nourri de sang et éloigné des lumières, il tombait sans cesse malade et faisait des carences en tout. Son père peinait à tenir les rênes de son mensonge parce que le temps en grignotait les fondations. Le demi-vampire avait du mal à suivre ses aînés, souffrait d’un retard de croissance certain, s’échinait à transpercer les peaux avec ses petits crocs et à s’infiltrer dans les maisons sans faire de bruit. Ses chasses infructueuses épuisaient son mental et un sommeil toujours diurne creusait des tranchées sous ses yeux. À travers le soupirail de sa cave, où il restait tout le jour, il laissait échapper des flots de bile et des hoquets de douleur qu’il ne maîtrisait pas. Moqué par ses cousins, brimé par ses oncles, il était le gringalet de la famille Pavlov, qui ne connaissait que de solides vampires aux canines de fer. Les siennes étaient seulement d’émail, et elles tremblaient sous leur gencives.
Evgeni subsistait. Il ne se plaignait pas. Il prouverait sa valeur. Il avait au fond de l’être un unique filin empêchant son trépas : son sang de vampire, celui qui lorsqu’il s’écorchait ne s’échappait pas de sa blessure, celui qui le tenait fermement, comme un harnais, vers des lendemains de douleur.
Evgeni lui-même ne comprenait pas. Pourquoi était-il si souffreteux ? Pourquoi ne pouvait-il empoigner le cou d’une petite fille sans ressentir de la tristesse ? Pourquoi son cœur manquait d’air et faisait des soubresauts aux moments de frapper ? Il faisait les choses comme eux, dans un mimétisme parfait. Il observait et appliquait avec un zèle absolu. Mais il échouait toujours ; ce n’était jamais assez.
Parfois il sentait s’appesantir sur lui le regard de son père, et ce regard n’était ni fier ni protecteur - il était désolé.
Un jour Evgeni tomba dans le coma et ne s’éveilla que quelques mois plus tard sous ce regard lourd de mélancolie.
C’est comme ça que Nevzorov Pavlov annonça à son fils qu’il n’était pas un vampire.
J’ai onze ans et je n’ai rien à vous dire.
Les choses sont ce qu’elle sont, et rien ni personne ne m’empêchera de faire ce qu’il faut. Ce qu’il faut, c’est ressentir les bruissements sous les veines, rester silencieux sous un voile d’ombre, refuser le tressaillement d’un membre, ne pas bouger. C’est plisser son regard en une seule fente, se détendre comme une corde souple, s’abattre comme une foudre de glaives, en intraveineuse d’abord ; puis dans une gerbe au-dessus du derme.
J’ai grandi à l’écart des hommes, à l’abri de leurs rites, de leur culture, et loin de leur monde infesté de magies aux couleurs criardes. Mes couleurs à moi sont ternes, froides, et se délavent à la lueur d’un cierge profané. Je grandirais encore sous ces prismes blafards, ces ombrages aux dents longues qui s’étalent sur mon dos couvert d’une grande cape, je grandirais sans tendresse et sans regard pour une moitié de moi-même, je grandirais jamais rencontrer d’humain, je ne ferais que leur passer au travers et les frapper au sang.
Je serais un vampire.
- Bâtard, corniaud, demi, mortel, petit d’homme !La nouvelle n’a plu à personne, mais personne ne m’a chassé. Même s’ils m’ont tous mené la vie dure, les efforts que j’ai fait ces dernières années les ont étonné. Ils disent que je ne serais jamais comme eux. Ceux qui disent que je suis brave ne le pensent pas vraiment. Aucun ne me fait confiance, mais la confiance, comme un cœur, se conquiert. Je la prendrais comme on s’empare d’un royaume.
Au début de l’été un grand-duc m’a porté son épître. Nous l’avons chassé de nos cris et nous avons jeté sa lettre au feu, mon père et moi : nous savions d’où elle venait et ce que diraient ses lignes. Je refuse d’aller à Durmstrang. Personne ne m’arrachera à ma nuit primale - cette nuit de poussière, de fer et de silence, cette nuit qui m’a enfanté.
C'est la fin de l'été. Je n’en peux plus.
Je ne me relève plus de mes sommeils - mes nuits sont si longues qu’à mes réveils j’ai de la poussière contre les bras.
Je crois parfois sombrer dans une limbe dans mon esprit, fatigué comme un vieil homme, et je disparais sous plusieurs strates de rêves. Mes inerties s’allongent. Mon temps les yeux ouverts s’amenuisent. Parfois lorsque mon père me tient la main et portant un bol de sang à mes lèvres, je sens l’impuissance dans sa poigne.
Ma narcose est permanente. Au fond de mes isthmes, à travers quelques pulsations de mes organes qui se flétrissent, je sens bouger quelque chose, une moitié de moi-même que j’écrase et qui voudrait vivre.
Je suis si faible, si rachitique. J’ai mal et je n’en peux plus.
Je vais mourir, mais c’est très bien - je vais mourir digne, en vampire.
Il n'était pas là.
Il sentait que quelqu'un l'appelait, et appuyait sur ses membres en pressant sa peau flasque, mais il ne répondait pas vraiment.
Evgeni avait toujours été entre deux mondes. Les deux se répudiaient sans cesse avec une violence infinie.
Il était un peu perdu, comme toutes ces personnes déchirées, ces personnes qui ignorent où elles marchent et ne vont jamais vraiment quelque part, celles qui déambulent au fond d’un cauchemar.
C'était comme toucher le ciel avec le doigt, la terre avec l’orteil, crever le bleu qui n'était pas du bleu, le vide qui n'était pas du vide, mais plutôt un fragment dans l'espace où convergeaient toutes ces choses qui font le néant.
Oui, c'est ça, il était là sans être là, il était dans l'ailleurs, allongé dans le néant.
- Alors, c’est comment ?Il n'avait rien pour répondre. Ses cordes vocales s'étaient envolées, et il avait un peu peur, noyé dans cet infini qui lui semblait pourtant entre quatre murs ; cette boîte de pétri où il était une fourmi, une toute petite fourmi, dont les antennes frémissaient.
Il craignait de bouger un doigt ou un muscle parce qu'il pensait que le givre et la glace le mordraient jusque là. Ses poumons étaient cristallisés dans du blanc et des bulles, des résines étranges et des fumets barbares. L'ambre et le musc étaient sur sa peau, il sentait, il ressentait, aussi. C’étaient des souvenirs. Il ne voyait rien.
- Froid.Toutes les belles choses disparaissent ici, toutes les pulsions abandonnent la chair, et s'il se sentait délaissé par sa raison, sa conscience lui tenait encore fermement les bras. Il ne pouvait pas s'en débarrasser ; s'en aliéner était impossible. Il se sentait liquide et disloqué.
Bouger deviendrait bientôt un supplice.
Quelque chose parcourait sans doute ses veines, qui n'étaient devenues plus qu'un seul tube géant, un vecteur, un énorme boyau dans lequel le sang et la matière coulait. Il se sentait devenir une grande membrane qui s'ouvrait et se refermait en palpitant, dilatée par mille choses à la fois.
Il n'était plus qu'un sac d'os égrené dans son vide, son rêve, comme il disait, guidé par rien sinon des réflexes qui se contredisaient, des soupirs perdus. Son empire de poussière qu'une bouche aurait dispersés. Un peu de pulpe vive s'accrochait encore à l'albâtre de ses mains et il en souffrait. C'était comme arracher la peau à même le corps vivant, enfoncer quelque chose dans une plaie qui ne dort pas, pas encore, qui n'est pas tout à fait guérie. Pourtant il avait des fibres de souvenir auxquelles se raccrocher. Il avait déjà regardé dans un miroir sans se voir. Il s’était déjà rasé le crâne. Il avait déjà fait l'amour avec une fille. Il avait déjà collé sa langue contre une vitre gelée. Il avait déjà sauté depuis une corniche et s'était cassé le bras, et de ce passé, la douleur lui ricocha jusqu'à la tête.
- Je commence à avoir mal, il murmure.
- Tu veux sortir ? Ça ne va pas ?
- Ce n'est pas le froid qui me fait mal, c'est mon corps. Je vois un ossuaire.
- Les os ? Freud dit que les os, c'est la mort.
- Non, pas des os, un ossuaire.
- Je ne comprends pas.
- Là où les morts sont mis en terre.Il tourne la tête pour ne plus la relever, son front s'affaisse et tout change au moindre geste et à la moindre bouffée qui vient troubler l'équilibre. Il n'y a plus d'ordre et plus d'intention, tout est à l'envers, ou bien dérangé. Le décor poudroie et se craquèle sous le poids de quelque chose et le sol qui n'est plus un sol se dérobe.
Il se demande si les quelques grammes qui quittent son corps sont le poids de son âme, comme dans la légende urbaine.
- Tu n'es pas en train de mourir.
- J'ai l'impression d'être dans un sac et qu'on m'emporte, susurre t-il dans la faiblesse.
- Ressaisis-toi, dit fermement la voix.
- J’aimerais. Qui es-tu, toi ?La voix ne put répondre.
Il comprit qu’il n’y avait personne d’autre ici, et qu’il se parlait à lui-même ; à un autre lui, un lui plus agréable et plus doux.
Parler avec sa conscience est quelque chose d'effrayant. Il y a des expériences éprouvantes à faire, comme plonger dans un rêve, avoir peur de s'en extirper, y laisser quelques morceaux, être trop engourdi ou trop vide pour aller les reprendre. Alors il faut les laisser là, il ne faut pas avoir peur de ne plus trop savoir où on s'est oublié. Parce qu'on s'est oublié, oui, et puis au fond on se retrouvera jamais.
Il sentit son corps redevenir entier, aspiré vers le réel.
Evgeni sortit de son coma.
Il se réveilla sur le quai de Pré-au-Lard.
Mon père m’a envoyé une lettre dans laquelle tout était limpide.
Il ne supportait plus de voir son fils dépérir et lutter en vain contre lui-même. Il avait l’impression que son enfant avait mille ans, la peau calleuse, les yeux gris et une bouche de cendre. Il n'en pouvait plus de ses évanouissements qui temporalisaient la souffrance. Il voulait le voir heureux, et guéri. Il disait avoir compris son erreur et savoir ce qui était le meilleur pour lui, vampire ou humain, moitié de créature ou monstre, ou quoi qu’il puisse être. Durmstrang avait finalement décliné son offre, parce qu'ils ne recevaient pas les croisés : seule Poudlard avait voulu ouvrir sa porte. Il voulait le voir à l'heure pour la rentrée, comme les autres enfants.
J’ai lu la lettre avec une nausée qui me remontait du fond des muqueuses. Je l’ai lue trois fois, et trois fois je me sentis plus trahi et plus blessé au cœur.
Cette sensation de perte était vertigineuse. Si une rampe était passée à portée de ma main exsangue, je l'aurais saisie. Je me serais agrippé et je serais sorti de ce cauchemar qui tombait comme des lambeaux de peau. J’arrivais dans la hall de cette école, tremblant et plus mal à l’intérieur de moi que jamais ; le corps vétuste, plein de tares, de fêlures interminables. Un mal organique remontait par petites pulsations dans mes viscères, je me protégeais le front avec la paume de ma main pour que le soleil n’assèche pas mon visage.
Lorsque je compris qu’il ne me ferait rien, je laissa tomber mon bras comme une branche morte.
J’étais à Poudlard.
Debout sur la terre ferme, les pieds comme des ancres au fond des abysses solides, droit et petit, il a toujours été un Serpentard très difficile à décrire. Peut-être parce qu'il n'a jamais beaucoup parlé et qu'il erre plus qu'il ne vit. Il n'y a rien qui trouble ses pupilles vitreuses, pas même l'ombre d'une fille ou d’un professeur.
Evgeni n'a rencontré personne. Il n'a jamais vraiment aimé sa réalité, il ne s'est pas cogné contre un mur, il est en jet lag permanent ; il ne sait plus où se situe la nuit, où va revirer le jour et quand l'aurore va poindre.
Il est ce garçon que l'on aperçoit au fond de la classe, caché derrière ses cheveux dans une moue tétanisée. Il est aussi ce garçon dur et froid qui ne vous laissera pas le toucher et qui ne mangera jamais à votre table. Il vous dit son prénom et le lendemain vous l'avez oublié, parce qu’il est si dur à prononcer. Il vous dit, le plus souvent, qu’il n’est pas comme vous.