Les cours avaient repris. C'était à la fois une bonne et une nouvelle nouvelle pour Sanaé : de nouveau, elle pouvait passer son temps dans la bibliothèque, oublier un peu sa famille qui tombait en morceaux, mais aussi… C'était le début d'une nouvelle année scolaire. De nouveaux échecs, elle le savait. Elle ferait de son mieux, lirait beaucoup, étudierait, mais elle sentait bien qu'encore une fois, sa tâche était vouée à l'échec… Non, il ne fallait pas dire ça. Il fallait travailler. Travailler plus, plus longtemps, plus concentrée, travailler mieux : elle y arriverait. Elle serait intelligente, cette année.

Perdue dans ses pensées, elle avait à peine mangé à midi, en s'apercevant à peine de ce qu'elle mettait dans sa bouche - un bout de pain ? Un morceau de saucisse ? Elle avait complètement ignoré les autres Serdaigles, comme à son habitude. Elle n'avait pas le temps pour ces bêtises. De toutes façons, personne ne la connaissait dans sa maison - dans toute l'école, en fait - à part pour une ou deux conversations, vite oubliées sans doutes. Elle se disait toujours qu'on la connaîtrait peut-être, plus tard, comme cette élève brillante dont l'intelligence s'était finalement révélée lors de sa cinquième année.

Comme à son habitude, elle passa par la Petite Salle pour sortir de la Grande Salle - un léger détour, mais il y avait moins de monde, c'était plus calme, elle préférait. Mais cette fois-ci, elle entendit quelqu'un appeler son prénom. Elle sursauta. Ca n'arrivait pas souvent.

C'était Kitty. Un instant, Sanaé eut le réflexe de fermer les yeux un instant et de recommencer à avancer, comme si de rien n'était, avant de se souvenir que ce n'était vraiment pas gentil du tout. Kitty ne lui avait rien fait. Kitty n'avait jamais rien fait à personne. Kitty était parfaite. C'était pour ça d'ailleurs que Sanaé avait failli ignorer son appel à l'aide. Elle réussissait tout, elle excellait en cours, elle jouait du violon comme une grande concertiste, et tout ça apparemment sans efforts. Et Sanaé, elle, trimait. Et elle n'arrivait à rien. Et ce n'était pas juste, non, vraiment pas juste. Sanaé était jalouse, mais elle avait du mal à se l'admettre : elle se disait juste qu'elle trouvait quelque chose d'insupportable dans la façon de parler ou d'agir de Kitty, et elle l'évitait.

Elle soupira et se retourna. Et elle sursauta. Au lieu de la fine silhouette de la violoniste, il y avait un… canari. Jaune. Géant. Oulà, oui, elle avait besoin d'aide. Sanaé ne savait pas du tout comment elle avait pu finir comme ça - trop détachée de ses petits camarades et de leurs farces, elle n'avait jamais entendu parler des crèmes canaris. Alors Sanaé ne savait pas trop quoi faire, en fait.

"Euh."

Non, elle n'avait pas mieux. Elle regarda Kitty des serres à la tête, se mordit la lèvres et commença à regretter de ne pas l'avoir ignorée. Mais bon.

Ah. Ca y est, elle avait une idée.

"Tu veux que je t'accompagne à l'infirmerie ?" Demanda-t-elle d'une voix précautionneuse. Elle avait à peine échangé deux mots avec Kitty depuis qu'elle était revenue à Poudlard, et ça faisait tellement longtemps qu'elles n'avaient pas eu de vraie discussion, elle ne savait plus comment lui parler. Elle jeta un coup d'oeil à sa montre et soupira encore - ne pensant même pas que son attitude pourrait être blessante pour Kitty. Elle allait en perdre du temps avec toute cette histoire. Bon, puisqu'elle était là, autant essayer d'aider pour de vrai.

"Comment ça t'est arrivé tout ça ?"

Kitty s'excusa et le coeur de Sanaé se serra un peu. Elle savait que Kitty était quelqu'un de bien. Une gentille fille. Toute mignonne, toute sympathique, comment ne pas l'apprécier ? C'était vraiment bas de la part de Sanaé de l'ignorer partout, même dans le dortoir qu'elles partageaient. C'était carrément mesquin. Mais bon. Sanaé avait cette aversion pour Kitty depuis des années, qu'elle ne s'expliquait pas, et elle était si ancrée dans ses habitudes, Sanaé. Elle ne savait pas si elle pourrait revoir son jugement. Pas maintenant. Elle s'était habituée à être une vraie peau de vache avec Kitty, alors qu'elle était toujours polie et - plus ou moins - serviable avec toute la population de Poudlard, quand on lui demandait son aide. Ce qui n'arrivait pas souvent, en fait. Elle devait être trop dans son monde. Trop concentrée.

Quelqu'un avait fait une blague à Kitty. Une partie de Sanaé, sombre et peu aimable même pour elle, se dit que c'était bien fait. Que ça lui apprendrait, à sourire comme ça, à faire confiance comme ça, à être parfaite comme ça. Mais Sanaé n'aimait pas cette partie-là de son esprit. Elle ne l'aimait pas du tout. Elle ne voulait pas être méchante, Sanaé. Alors elle se contenta de hocher la tête. Et Kitty de s'excuser. Encore.

"T'excuse pas, c'est pas ta faute," marmonna-t-elle dans sa barbe en l'évitant du regard. Elle remit ses longs cheveux noirs derrière ses oreilles. Elle ajouta même, avec une tentative de coup d'oeil vers Kitty : "C'est vraiment pas sympa de t'avoir fait ça."

En croisant le regard d'oiseau de Kitty, Sanaé se rendit compte qu'elle ne détestait pas - plus ? - la candeur et l'innocence qui s'y lisait. Elle se mit, un peu tard, à penser les mots qu'elle venait de prononcer. Elle n'avait pas eu de chance, la pauvre Kitty, c'était vraiment humiliant de se faire transformer en canari piailleur tout à coup. Elle avait eu de la chance que sa transformation ne se soit pas produite dans la Grande Salle ! Elle avait de l'empathie pour Kitty, et ça lui faisait oublier, sans trop qu'elle comprenne pourquoi, cinq années de rancoeur.

Kitty ne voulait pax traverser tout Poudlard sous sa forme de canari, et Sanaé comprenait. Mais comment faire, alors ? Se terrer ici jusqu'au déluge ? C'était vrai que, de la Petite Salle, on ne pouvait aller que dans la Grande Salle - pleine de monde à l'heure de midi - et le Hall d'Entrée - lieu de passage privilégié pour aller à la Grande Salle. Effectivement, se terrer là était probablement la meilleure solution si Kitty voulait éviter la honte de sa vie. Une petite voix en Sanaé (encore celle qu'elle n'aimait pas beaucoup) lui fit penser que Kitty n'avait pas besoin d'aide pour attendre dans son coin. Mais maintenant, la petite voix se faisait plus discrète. Sanaé compatissait. Sanaé voulait aider. Elle réfléchit un instant, puis elle regarda Kitty-canari.

"Bon. Alors. Ce que tu peux faire, c'est attendre ici que les cours reprennent, puis quand tout le monde sera dans les salles de classe, si tu es toujours un canari, eh bien, on tente l'infirmerie. Ca te va ?" Sanaé voulait être réconfortante, mais sa voix était un peu sèche, maladroite. "Je. J'attendrai avec toi." Bon, voilà. Et ça avait intérêt à compter comme sa bonne action du jour, hein - que dis-je, de la semaine.

Sanaé ne savait pas trop ce qu'elle faisait là. Elle n'aimait pas Kitty. Ca faisait partie des quelques certitudes qui régissaient son existence spartiate. Elle n'aimait pas Kitty. Kitty était insupportable, avec sa façon de parler et de répondre aux questions des professeurs et de marcher et de… Mais non, en fait. Elle se rendait compte qu'elle avait arrêté de remarquer tout ça depuis longtemps. Qu'elle avait arrêté de regarder Kitty - de vraiment la regarder. Que sa perception de sa camarade de dortoir s'était peu à peu déformée, basée presque uniquement sur des préjugés. La voix de Kitty, elle l'entendait maintenant, comme pour la première fois, n'était pas le son nasillard et doucereux auquel elle s'attendait. Son regard, même en canari, n'avait rien de pédant ou de niais. Perdue dans ses obsessions, elle n'avait plus fait attention. Maintenant, elle la revoyait à nouveau, et c'était très étrange. Ca la mettait mal à l'aise. Elle aimait ses certitudes, Sanaé. Et elle n'aimait pas - vraiment pas - se rendre compte qu'elle avait été injuste, injustement méchante, basse, même, avec quelqu'un.

Quelqu'un qu'elle avait apprécié, au début, tout au début.

Quelqu'un qui aurait pu devenir son amie. Peut-être. Dans une autre vie.

Kitty la tira de ces pensées. Elle rejetait la faute sur elle - encore. Elle était maladroite. Une préfète incompétente. Et Sanaé, qui se rendait compte de l'absurdité de ces propos, ne savait pas comment répondre. Elle avait envie de la rassurer pourtant. Elle tenta le coup.

"T'es bête." Ca commençait bien, tiens. Elle se gifla mentalement. Way to go, Sanaé. "Je veux dire. Tu n'es pas maladroite. Enfin si, tu l'es, un peu, mais pas tant que ça. C'est pas comme si il y avait eu un plat avec écrit "pancakes vous transformant en canari" et que tu t'en étais servie sans t'en rendre compte, ou que tu avais accidentellement renverser un plat d'oeufs-brouillés-canari qui s'était déversé dans ta bouche. Quelqu'un a voulu t'embêter, visiblement, et ça a réussi puisque tu es coincée ici." Elle se retint d'ajouter "avec moi", mais plus son discours avançait, plus elle sentait que c'était vrai. De tous les élèves de Poudlard, la pauvre Kitty était coincée avec la peau de vache qui l'avait méprisée pendant cinq ans. C'était pas génial. "Et même si c'est parce que tu es préfète, ça ne veut pas dire que tu es incompétente. Il ne t'est pas poussé des super-pouvoirs de préfète pendant les vacances qui te permettent de prévoir toutes les bêtises que vont faire les élèves, à ce que je sache ? Bon, alors. Voilà. Hein. Bon. Hum."

Sanaé n'avait pas parlé autant d'une traite depuis un bon moment. Ca lui faisait bizarre. Et elle était sûre de mal s'y prendre, en plus. Elle était trop sèche, alors que Kitty avait sans doutes besoin de quelqu'un pour lui dire à quel point elle était fabuleuse et lui faire un câlin plein de plume. Oui, mais ça, c'était pas Sanaé. Elle savait pas faire. Les gens, c'était des trucs bizarres, imprévisibles, qu'elle aimait bien, de loin. Qu'elle ne comprenait pas trop. Elle préférait les livres. Kitty la remercia d'attendre avec elle, et Sanaé rougit, mit les mains dans ses poches et fit quelques pas en regardant le sol, pour cacher sa gêne. Bon. Cette fille était vraiment beaucoup trop gentille. Elle s'assit sur un banc, s'attendant à passer l'heure suivante dans un silence gênant. C'était mal connaître Kitty. Visiblement, elle voulait faire la conversation.

"Euh. Je vais bien, oui." Sanaé fit une pause, puis se rendit compte que Kitty attendait peut-être une réponse un peu plus fournie. Elle essaya de faire un effort. "Je me débats un peu avec le devoir d'Emerald sur les sortilèges informulés, celui qui est pour dans deux semaines, tu sais. C'est vraiment coriace, enfin. Pour moi. J'imagine. Hum." Bien sûr, Kitty, elle, aurait un Optimal comme d'habitude. Avec Emerald, et malgré ses préférences évidentes pour les Sang-Purs, Sanaé n'avait jamais plus d'Effort Exceptionnel. "Mais c'est intéressant. J'ai lu un livre très intéressant sur l'histoire des formules magiques, du coup, et… enfin, voilà. Je saurais pas vraiment t'en parler, mais c'était très intéressant. Hum. Euh. Et toi ?"

Kitty évitait le regard de Sanaé, et elle ne pouvait pas lui en vouloir. Elle n'était pas douée pour ces choses-là, Sanaé. Parler avec les gens. Les mettre à l'aise. Kitty aurait sûrement eu besoin de quelqu'un qui lui aurait fait un câlin et lui aurait dit que ça allait passer et aurait fait des plaisanteries pour la faire sourire ou quelque chose du genre. Mais cette personne-là, ce ne serait pas Sanaé. Elle ne savait pas faire. Tant pis, hein. Elle était comme ça, elle ne pouvait pas changer. L'important, c'était qu'elle soit intelligente, qu'elle réussisse. Chacun ses buts dans la vie. Le sien, ce n'était pas de se faire des amis.

Et Kitty rejetait une nouvelle fois la faute sur elle. Peut-être qu'elle avait fait du tord sans le savoir à quelqu'un et qu'il s'était vengé. Sanaé haussa les épaules, sans regarder la serdaigle-canari.

"Peut-être. Mais si c'était le cas ç'aurait été plus courageux de te le dire en face, plutôt que de se venger sans un mot." Voyez-vous l'ironie de cette phrase ? Sanaé, non. "Ou peut-être que c'était juste quelqu'un qui avait du temps à perdre et qui s'est dit qu'il pourrait faire une bonne blague pour faire rire ses amis. Peut-être même qu'il a mit la nourriture ensorcelée sur la table sans même savoir qui la mangerait.Ca n'a sûrement rien à voir avec toi. En tous cas, il est probable qu'on ne le saura jamais, alors autant arrêter de te torturer avec, voilà."

Un ange passa. Sanaé se leva à nouveau du banc pour faire les cent pas dans la salle, devant Kitty, faisant mine de regarder les murs. Kitty parla à nouveau et, de surprise, Sanaé s'arrêta. Une bonne préfète, elle ? Elle regarda la jeune fille canari, mais son visage d'oiseau ne donnait aucun renseignement - était-ce sarcastique ? Maintenant qu'elle y pensait, Kitty ne semblait pas être capable de sarcasme. Mais quand même. Elle, préfète ? C'était juste impensable. Elle ne savait pas quoi répondre. Elle ne voulait pas paraître prendre une boutade au sérieux, mais si Kitty était sérieuse, elle ne pouvait pas laisser passer ça. Elle choisit de ne rien dire, ça valait mieux comme ça. Ne pas tendre le bâton pour se faire battre.

Est-ce qu'elle faisait confiance à Kitty en tant que préfète ? La première réponse qui lui vint à l'esprit fut "non", mais elle savait que c'était juste tous ses préjugés sur la jeune fille mignonne et propre sur elle qu'elle avait. Ces cinq ans à la mépriser ouvertement. Maintenant qu'elle y réfléchissait…

"Tu n'es pas une trop mauvaise préfète. Je pense que tu ne seras pas douée pour donner des retenues et impressionner les autres élèves suffisamment pour qu'ils filent droit. Tu ne seras pas assez stricte, peut-être. Mais tu as, euh. De la compassion ? Du bon sens ? Tu écouteras ce qu'on te dit et tu prendras en compte toutes les variables pour punir ou laisser couler de façon adéquat."

Encore une fois elle avait parlé sèchement, et même si cette fois elle la regardait, avec une certaine distance. Comme une distance de sécurité. Que Kitty essaya, sans y penser sans doutes, de briser, en lui demandant comment elle allait. C'était difficile pour Sanaé de répondre. Elle ne voulait pas trop en dire. Parlons d'études, de toutes façons c'était ça qui régissait sa vie, rien d'autre. La remarque de Kitty fit remonter les vieilles rancoeurs de Sanaé. Kitty n'avait même pas commencé à travailler sur le devoir. Kitty repoussait. Ca faisait une semaine que Sanaé s'échinait dessus, et elle continuerait à le faire pendant encore deux semaines, mais Kitty, elle, "trouvait un moyen de repousser". Et elle savait, pertinemment, que la mignonne serdaigle aurait un Optimal. Merlin. Quelle injustice. Sanaé inspira profondément. Se força à voir Kitty comme elle lui était apparue pendant les minutes passées. Une gentille fille. Bien intentionnée. Un grand coeur et beaucoup de petites insécurités. Elle ne savait pas trop pourquoi, mais Sanaé n'avait plus envie de la mépriser, de l'ignorer. Elle serait polie, du moins elle essayerait - mais elle n'était pas prête de se confier à elle. Distance de sécurité.

Ne pas lui dire que si elle veut des informations, elle n'a qu'à faire un tour à la bibliothèque.

"L'historien qui a écrit le livre que j'ai lu s'appelle Dorian McCullough. Il remonte très loin, en fait, jusqu'à l'antiquité - plus loin, les baguettes n'étaient pas encore assez performantes pour permettre des sortilèges informulés, même si quelques sorciers très puissants pouvaient y arriver. Mais c'est dans l'antiquité qu'un sorcier chinois a mis au point les premières baguettes qui ont permis de généraliser les sortilèges informulés. Ca a posé des tas de problèmes politiques. En général, les dirigeants du monde magique étaient les sorciers les plus puissants, et donc ceux qui pouvaient lancer des sortilèges informulés - en général, ça avait à voir avec l'éducation qu'ils avaient reçue. C'était avant les grandes écoles de sorcellerie, alors chacun se débrouillait, les plus pauvres ne savaient faire que les sortilèges "basiques" d'entretien, parce que les plus performants demandaient plus de temps à apprendre, et de meilleurs professeurs que ceux qu'ils avaient, vu que les baguettes n'étaient pas excellentes. Donc les sorciers puissants au pouvoir - donc, riches - avaient du mal à voir d'un bon oeil que le peuple puisse faire des sortilèges plus complexes, et donc aussi informulés. Mais ça s'est passé quand même. Bon, il a fallu du temps pour que tous les sorciers aient accès à ces nouvelles baguettes, et même après, la différence d'éducation faisait toujours que les sorciers les plus riches connaissaient plus de sorts que les plus pauvres, mais ça a quand même beaucoup aidé les conditions de vie des pauvres, surtout parce que du coup, ils pouvaient construire des maisons plus "grandes", plus "magiques" par exemple."

Elle s'était laissée emporter. Finalement, ça n'avait pas grand-chose à voir avec les sortilèges informulés, ce qu'elle avait lu, mais ça lui arrivait souvent, de lire des choses qui n'avaient qu'un vague rapport avec ce qu'elle était sensée étudier. Elle n'était pas très douée, Sanaé. Au moins, elle n'était plus vraiment jalouse de Kitty, avec ça.