Pour Frigg, la route était comme l’univers. Elle s’étalait sous les roues du camping-car, infinie, pleine de promesses, mais aussi, inquiétante. Frigg se demandait toujours ce qu’ils trouveraient au prochain virage, à la prochaine halte. La prochaine ville, les prochaines rencontres, le prochain travail de papa. Quelle serait la prochaine étape ? Il avait vécu dans ce flou les dix premières années de sa vie. Un flou organisé. C’était toujours la même chose, au final. C’était là tout l’intérêt ; la découverte et la nouveauté, puis de nouveau la routine. La route, la route, la route. Même les étapes se ressemblaient, au fil du temps. Les gens étaient différents, les villes plus ou moins belles, mais ils les quittaient tous, de la même façon. Theodor et Ilo Andersem ne s’en lassaient pas, ou ne le montraient pas. Frigg était leur fils unique, il ne savait pas ce qu’il était censé en penser. Il n’avait connu que cela.
Son père était violoniste dans un orchestre et voyageait au fil des représentations. Il avait commencé dans l’orchestre philharmonique d’Oslo, car il en était originaire, et s’était ensuite déplacé jusqu’à Londres, séduit par la culture britannique. Il y avait rencontré la mère de Frigg, et ce dernier était né quelques années plus tard. Entre-temps, son père avait trouvé ce travail dans un grand orchestre et comme il voyageait beaucoup, il décida d’embarquer sa petite famille avec lui. Theodor et Ilo achetèrent un camping-car puisque c’est le plus pratique quand on veut emporter sa maison partout avec soi. Ils étaient Moldus, alors le transplanage n’était évidemment pas au programme.
Quand ils restaient plus longtemps que de coutume à Londres, ils vivaient chez les parents de Ilo (Hopwar de son nom de jeune fille). Le reste du temps, c’était le camping-car. Pendant dix ans, Frigg ne connut rien d’autre que les murs de Stim – c’était le nom du camping-car – ses lits superposés, sa salle-de-bains minuscule, sa cuisinière électrique et ses cloisons si peu épaisses qu’éternuer réveillait toute la baraque sur roues.
Frigg ne s’en plaignait pas, il éprouvait envers Stim une affection semblable à celle que l’on porte à un grand-père un peu âgé, un peu grinçant de partout, mais fidèle et drôle avec sa dégaine de baroudeur. L’auto-radio ne marchait plus depuis longtemps, on se contentait du violon de Theodor ou de chanter quand on manquait de musique. Ça faisait un peu famille de scouts dit comme cela, mais Frigg menait une vie toute à fait normale en-dehors du fait qu’il vivait dans un camping-car. Sa maman y tenait beaucoup. Il suivait des cours par correspondance et passait des examens à chaque fois qu’il rentrait à Londres pour rester au niveau. Ilo voulait qu’il intègre un collège réputé, et il était prévu qu’ils achètent une vraie maison à ce moment-là. Frigg était un élève appliqué. Cela lui permettait de se concentrer sur son avenir puisque son présent était trop incertain pour qu’il y attache de l’importance. Il jouait de moins en moins souvent avec les enfants qu’il rencontrait au fil des voyages, conscient que les amitiés étaient aussi brèves que les concerts de son père.
En-dehors de ses études, Frigg s’occupait en relisant les mêmes livres et en contemplant le paysage qui défilait par la fenêtre du salon-cuisine de Stim. Il se demandait parfois ce que cela faisait d’avoir une maison, avec un jardin autre que l’étendue vert amer des campings. Avec une clôture et un chien. Et une chambre à lui avec des livres de science-fiction partout et des tas de posters sur l’espace collés aux murs. Là, comme ils n’avaient pas la place, maman lui avait collé des étoiles fluorescentes au plafond au-dessus de son lit. Frigg avait un peu moins peur du vide sombre et infini quand il fermait les yeux au-dessus de ses étoiles.
Et la route, comme l’univers, offrait cette belle ambiguïté. Ses promesses lui plaisaient autant qu’il en craignait les inconnues.
Frigg n’avait jamais vu un hibou de près avant de recevoir la lettre.
Son papa était parti travailler et sa maman et lui passaient une soirée tranquille à jouer aux cartes en suivant vaguement une émission à la télé. Il fallait préciser qu’ils n’étaient pas dans le camping-car ; ils avaient laissé Stim sur le parking de l’hôtel dans lequel ils logeaient pour quatre nuits à Dublin. Ses parents se permettaient rarement l’hôtel, mais de temps à autre, cela ne faisait de mal à personne. Frigg avait passé une bonne demi-heure dans la baignoire, car il n’y en avait pas dans le camping-car, puis il s’était installé sur le lit XXL avec sa mère. Elle avait commandé des pizzas au restaurant de l’hôtel, et c’était trop génial pour Frigg, qui avait l’impression de fêter son anniversaire en avance. Le personnel de l’étage les avait fait monter, avec du coca, s’il vous plaît. Frigg n’avait jamais le droit de boire du coca, d’habitude, mais maman lui permit.
« C’est drôle, je ne me rappelle pas en avoir commandé. » Frigg sirota son verre en haussant les épaules. Dix minutes plus tard, alors qu’il entamait sa seconde part de pizza, on sonna à nouveau à la porte de la chambre. « Reste là », dit sa mère en se mettant derrière la porte. Elle n’avait rien demandé d’autre et préférait se montrer prudente, étant seule avec son fils de dix ans : « Qui est là ?
– C’est le service d’étage, madame.
– Je ne vous ai pas appelés.
– C’est pour les pizzas, madame. » Frigg haussa un sourcil. Sa mère fronça les siens :
« Vous nous les avez déjà apportées.
– Madame, il doit y avoir un malentendu, j’ai ici une quatre fromages et une napolitaine au nom de Ilo Andersem », dit l’employé à travers la porte.
« C’est moi. Mais nous avons déjà nos pizzas, je vous assure. » Elle ouvrit et adressa un regard surpris à l’employé de l’hôtel, qui haussa les épaules en vérifiant sa commande :
« Vous les avez payées, alors prenez-les. »
Ilo s’exécuta et referma la porte.
« Maman, je peux goûter la quatre fromages aussi ?
– Non Frigg, on ne touche pas à ces pizzas. À tous les coups ils se sont trompés et ils vont revenir les chercher. Je ne payerai pas pour quatre pizzas.
– Hum. » Frigg fixa les quatre cartons à pizzas qui encombraient maintenant la chambre en mâchonnant sa part de napolitaine. Cinq minutes plus tard, on sonna à nouveau.
« Madame Andersem ? J’ai ici une napolitaine et une quatre fromages à votre nom…
– Bon sang, mais c’est pas croyable ! s’écria Ilo en ouvrant la porte à la volée. Je vous dis qu’on les a déjà, les pizzas ! Je n’en veux pas plus ! » Elle tenta de refourguer les deux autres pizzas à l’employé, mais ce dernier était sûr de lui. Elle se retrouva avec deux nouveaux cartons dans les bras :
« Et deux cocas ! ajouta joyeusement le livreur avant de s’éclipser.
– Aaaah, peu importe ! s’agaça la maman de Frigg. On va les manger, leurs fichues pizzas ! On verra bien ce qu’ils en disent, demain.
– Ouaiiis ! »
Personne ne se plaignit le lendemain. Ni le surlendemain. Sauf Frigg, qui eut mal au ventre à cause de tout le coca qu’il avait bu. La petite famille se préparait à partir lorsque quelque chose percuta la fenêtre de la chambre.
« Maman, y’a un hibou mort sur le balcon ! Maman ? » Frigg se rappela après coup que ses parents étaient descendus préparer le camping-car et il ouvrit la fenêtre. Il ramassa le volatile en piteux état, emprunta le laptop de sa mère et chercha sur Google ce qu’il fallait faire en cas de hibou mort sur son balcon. L’oiseau tressaillit. « Ah ! T’es vivant ! » Il chercha sur google ce qu’il fallait faire en cas de hibou vivant sur son lit d’hôtel. « Qu’est-ce que c’est ? » s’exclama-t-il en remarquant un papier sous le tas de plumes tout tremblant. Il dépliait la lettre lorsque ses parents débarquèrent, et sursautèrent en voyant le pauvre oiseau à moitié mort. Frigg l’avait enveloppé dans une serviette de bains estampillée « Grand Canal Hotel » pour lui tenir chaud.
« Il faut l’amener chez un vétérinaire ! Frigg, pourquoi tu ne nous as pas appelés ?
– Qu’est-ce que tu as dans les mains ?
– … Je crois qu’une école de magie m’a inscrit par erreur.
– Quoi !? »
En fait, ce n’était pas une erreur, mais Frigg ne pouvait pas deviner que les pizzas et le coca à gogo avaient été la première manifestation de sa magie. Ilo réalisa alors qu’il était « possible » qu’elle ait des « sorciers » dans sa famille, ce que Theodor trouva « délirant » (et Frigg « trop cool »). Quelques mois plus tard, ses parents se réinstallaient définitivement à Londres et il se préparait à la première rentrée de sa vie. Dans une école de magie, en plus. La totale. Frigg avait très peur. En fait, il ne voulait pas aller à Poudlard. Il avait vu le film
Dracula, quand il était petit, et ça l’avait effrayé, mais il ne savait pas encore que les vampires existaient vraiment. Maintenant oui, en plus il avait vu
Twilight entre-temps, de quoi le traumatiser à vie des créatures pâles aux crocs pointus.
Eh bien, il avait encore plus peur d’aller à Poudlard que de savoir que les vampires existaient.
« Ça va bien se passer, répétait sa mère en remettant le col de sa chemise en place.
– Tu vas te faire pleins d’amis, assura son père en poussant son chariot jusqu’à la voie 9 ¾.
– Qu’est-ce que vous en savez ? Si ça se trouve, je suis pas doué pour me faire des amis.
– Eh bien, tu nous… tu nous raconteras en nous envoyant un hibou, là…
– Au pire tu harcèleras tes cousins », ajouta Ilo en jetant un regard à son mari, qui s’était lui aussi « rappelé » qu’il y avait « des gens qui faisaient des choses bizarres du côté paternel de ma famille, mais hyper éloigné, tu te rappelles de tes cousins Andrew, Zelda et Garfield ? ».
« Vous partirez pas sans me prévenir, hein ? » s’inquiéta Frigg. Son papa le serra dans ses bras.
« Bien sûr que non. Le voyage, c’est une affaire de famille, on ne partira pas sans toi. Et puis, je ne suis pas sûr que Stim serait d’accord. » Frigg sourit et embrassa une dernière fois ses parents avant se diriger vers son train. Il se sentait comme Neil Armstrong sur la lune. Enfin, il ne savait pas exactement ce qu’il avait ressenti, il n’avait fait que lire sa biographie, mais il lui semblait qu’ils partageaient quelque chose en cet instant.
« Un petit pas pour l’homme, un grand pas pour l’humanité », souffla Frigg en posant le pied sur la première marche du Poudlard Express.