Onze ans. Hier avait été l'une des pires journées de sa vie. Flavian bouillait de rage, et comme il ne pouvait rien faire, il jetait des cailloux dans le lac. Il détestait déjà Poudlard. Il fallait dire que Poudlard avait fait tout son possible pour être détestable : on l'avait ramené devant l'école toute entière, on avait gueulé bien fort le mauvais prénom dans le plus grand silence, et puis comme il venait pas, on l'avait gueulé une deuxième fois, avant qu'il n'arrive à réunir le courage de venir sur leur foutue chaise en bois pour s'assoir sous un chapeau pourri. Flavian n'avait pas eu envie d'entendre ce prénom une troisième fois – il était mort, ce prénom, et on aurait mieux fait d'arrêter de le déterrer à tout va – alors il était venu, juste pour que ce chapeau se mette à gueuler un truc idiot, et qu'une table se mette à applaudir. Il avait détesté d'office tous ces joyeux abrutis qui tapaient dans leurs mains comme des demeurés. Et ça n'avait été que le début. Ensuite, y'avait eu les milliards et les milliards de personnes qui avaient décidé de l'appeler Meredith, et le lit le dortoir des filles avec les autres filles parce qu'on avait cru qu'il était une fille, et Flavian avait passé toute la journée à dire qu'il s'appelait Flavian, et qu'il était pas une fille, et que de toutes façons les filles lui donnaient des boutons, et puis à la fin il avait fini par se bagarrer avec quelqu'un, et il avait dormi casé contre la cheminée de la salle commune, en pleurant silencieusement toutes les larmes de son corps. Il avait jamais autant répété son nom qu'en ce jour-là.

Le lendemain, il avait écrit toute une lettre rageuse à ses parents, remplie de tous les gros mots qu'il connaissait pour qualifier cette école et les trolls qui la peuplaient, et il les avait supplié de le ramener à la maison. Même les moldus n'avaient pas été aussi nazes envers lui. Et puis bien sûr, comme les sorciers vivaient tous au moyen âge, ils avaient pas internet, ni même le téléphone, ni même la poste – ils communiquaient tous par hibou, ce qui non seulement prenait un temps fou, mais en plus demandait de chopper un de ces volatiles fienteux qui pue avant de lui attacher la lettre à la patte. Et comme Flavian n'avait jamais fait ça de sa vie, sa première lettre avait été une véritable galère à envoyer – surtout qu'il ne voulait surtout pas qu'un de ces arriérés de préfet ne l'aide. C'était ce matin, et cette journée ne s'annonçait pas meilleure que les autres.

Et puis y'avait eu les cours et y'avait eu les profs. Flavian avait refusé de travailler. Flavian avait vidé tous ses encriers sur ses pupitres et ses affaires de classe, et puis il avait fait un bras d'honneur à un professeur avant de lui envoyer sa baguette à la figure. Heureusement, il était tombé sur un gentil, et il avait juste fini l'après-midi dans une semi-retenue avec son directeur de maison, pendant que le reste de l'administration commençait enfin à se rendre compte qu'ils avaient peut-être un problème sur les bras. M'enfin. On l'avait laissé partir se divertir dans le parc. Alors Flavian jetait rageusement des cailloux dans le lac en rêvant de faire flamber le château.

Et comme la journée était loin d'être finie, un autre élève était venu lui parler.

Meredith, encore.

« Je m'appelle Flavian ! » gronda-t-il en se relevant. Un milliard de milliard de fois, plus un. « T'as pas entendu hier ? T'as de la bouse dans la tête ou quoi ? »

Il regardait le nouveau venu dans un air de défi, furieux. Ce crétin n'était probablement pas encore au courant : Flavian était un garçon, malgré les tresses et les perles dans les cheveux, malgré l'uniforme unisexe qui ne révélait rien, malgré le fait que tout le monde semblait vouloir le fourrer dans le groupe des filles, et Flavian comptait bien le faire comprendre au reste du monde, qui allait devoir l'accepter comme il était, de gré ou de force. Flavian savait très bien crier, et Flavian savait très bien taper. Et avec assez de baffes, on faisait taire les abrutis.

Flavian n'avait pas les mots qu'il fallait pour expliquer. Il était un garçon. C'était évident, pour lui. Et comme toutes les évidences c'était très dur à démontrer : Flavian n'aurait pas non plus su quoi faire devant quelqu'un qui soutient mordicus que le ciel c'est vert, que le sel c'est sucré, que la magie ça n'existe pas. Flavian était un garçon. Il suffisait d'ouvrir les yeux pour le voir. Il fallait être sérieusement bouché pour pas le comprendre.

Sauf que … personne ne semblait le comprendre. Même ses parents, au début, n'avaient pas compris. Et toute sa vie durant le petit garçon avait dû se battre contre tout le monde, contre des adultes et contre des grands, qui tentaient gentiment de lui expliquer la vie ou qui tentaient d'utiliser toute la force qu'ils avaient pour le contraindre à se taire, qui par ignorance ou par malveillance avaient voulu lui démontrer que son identité, son prénom, ce qu'il vivait, ce qu'il savait, c'était pas vrai, c'était du vent. Flavian s'était protégé comme il avait pu : en criant très fort et en tapant. Il avait eu de la chance dans son malheur, il avait eu des parents qui l'aidaient et le soutenaient, il n'avait jamais été tout le temps tout seul face aux autres. Le reste du monde n'avait jamais réussi à le faire douter de lui-même, et il n'avait jamais réussi à le faire taire.

Ce n'était pas faute d'avoir essayé.

« Je suis un garçon ! » hurla-t-il, sans céder un pouce face à Sandy, avec une forte impression d'avoir déjà vécu ça. Ce n'était pas nouveau. C'était toujours le même scénario qui recommençait en boucle. Sandy ne lui faisait même pas peur : il n'était ni un adulte ni un grand de dernière année, il avait juste un an de plus, et il avait même pas l'air doué pour les bagarres.

« Et c'est toi qui t'excuses ! » rajouta-t-il, toujours plein de colère. « T'es vraiment débile ! Je suis un garçon, et je suis Flavian, et je le sais mieux que Bradbury ! T'es con comme lui ! Si Bradbury disait que tu t'appelles Gertrude, tu t’appellerais Gertrude ? Non ! Alors t'es con, et tu t'excuses parce que t'es con. Maintenant ! »

Personne ne s'était jamais excusé, ou en tous cas personne l'avait fait pour de vrai, avec des excuses sincères et pas des gentillesses qu'on pensait pas pour qu'il arrête de crier. Cette dispute n'avait même pas commencé, et Flavian savait déjà comment elle allait finir. Il connaissait à peine le prénom de l'abruti qu'il avait en face de lui, et il savait déjà qu'il pourrait jamais le voir en peinture. Sandy ne faisait que prouver ce que Flavian savait déjà : tout le monde était con dans cette école, et il avait hâte de rentrer à la maison.

« Je suis un garçon! »

Et un poing dans sa gueule!

Sandy n’avait pas du s’attendre à ce genre de ponctuations. Flavian n’était pas une fille, et Flavian n’était pas non plus timide et timoré; au contraire il avait pour habitude de se montrer très agressif, parce qu’il avait compris qu’ainsi, on le laissait tranquille en se tenant à distance. Et les ennuis avec les adultes ne lui faisaient pas peur vu qu’il en avait rien qu’en existant. Il les détestait tous.

Flavian avait frappé Sandy dans sa figure et ça lui faisait beaucoup de bien. Mais il n’avait pas encore fini, et il avait des affirmations à crier à son aîné, histoire de lui faire comprendre la vie.

« Je m’appelle Flavian! Et mon prénom, il est à moi! C’est mon prénom, alors j’en fais ce que je veux! Je suis moi! Je sais mieux que les autres qui je suis! Et tu peux rien faire! »

Flavian n’avait jamais été très doué pour les grandes explications théoriques - lui, il savait qui il était, et ça lui suffisait. Flavian n’avait qu’à se faire connaître au reste du monde, avec les poings s’il le fallait, et il ne voyait pas pourquoi est-ce qu’il perdrait son temps à s’expliquer à des gens qui de toutes façons ne voulaient pas l’écouter. Sandy faisait comme tous les autres, de toutes façons: face à une situation qu’il ne comprenait pas, il tentait de la forcer à redevenir conforme à ce qu’il s’imaginait. Il ne tentait pas de comprendre Flavian, mais juste de lui dicter comment il devait être.

C’était dommage pour lui que Flavian réponde à coups de poings.

« Alors, je m’appelle comment? » recommença-t-il, furieux, levant le poing, tentant d’intimider son aîné pour le forcer à cracher la bonne réponse.

Personne ne choisissait de prénom parce que tout le monde avait trop peur de se faire gronder, ou d’avoir l’air ridicule, tout le monde avait trop peur des autres alors ils se laissaient faire. Et puis tout le monde était stupide aussi, à s’imaginer que le Ministère de la Magie avec ses hiboux et ses formulaires les connaissaient mieux qu’eux-mêmes, et à regarder Flavian avec des yeux ronds quand il expliquait que les papiers des hiboux se trompaient. Tous les autres, c’étaient des moutons qui se laissaient dicter leur vie par les grands et qui trouvaient ça normal. Mais Flavian, lui, il ne se laissait pas faire. Il était prêt à casser la gueule à tout le monde s’il le fallait. Il avait pas vraiment l’impression d’avoir le choix.

En fait il avait surtout hâte que son hibou arrive et que ses parents reviennent le chercher. Flavian ne voulait pas rester dans cette école.

"Flavian!"

Ah il frappait comme une fille? Un autre coup de poing!

Flavian s'était jeté sur Sandy, s'était lancé à corps perdu dans la bagarre. Il  il était plein de colère et il ne retenait aucun coup. Pour Flavian, il n'y avait pas de règle implicite à respecter, pas de zone à éviter, plus ça faisait mal mieux c'était.

"Je m'appelle Flavian!"

Il avait besoin de gagner. Ce n'était pas pour se montrer le plus fort. Ce n'était pas non plus pour tenir tête à Sandy. Mais il avait beaucoup plus à perdre que son adversaire, alors il frappait, et il frappait encore, en essayant d'y aller le plus fort possible. Flavian était prêt à frapper assez fort pour envoyer Sandy à l'infirmerie si c'était nécessaire.

Et puis, ce n'était pas la première bagarre dans laquelle il s'était lancé. Le jeune Gryffondor savait où frapper, de façon assez vague, à force d'essais et de douleurs: le visage, les yeux, le nez, la tête de son adversaire, l'entrejambe aussi, tout ça c'était de bonnes cibles à viser dès qu'une ouverture s'annonçait.

Et du coup Sandy se retrouvait obligé de retenir de plus en plus de coups, hargneux, déterminés, qui visaient sa tête et qui risquaient de le blesser pour de bon - Flavian ne relâchait pas son attention, tout entier tendu comme un ressort, sans aucune intention de s'arrêter.

Il allait faire plier Sandy. Il allait le faire pleurer! Pleurer comme un petit bébé qui ne comprenait pas ce qui lui arrivait! Flavian n'essayait même plus de parler maintenant. Il ne comptait pas s'arrêter. Sandy l'avait bien cherché! Il allait lui faire comprendre les limites à ne pas dépasser!

Il allait bien voir!

Et puis, une ouverture.

Et Flavian enfonça son poing dans le visage de Sandy, avant de le mordre, un peu comme un animal sauvage.

Crève! Connard!