Caesius était mal à l'aise.
Il avait pour habitude de toujours s'asseoir à la même place lorsqu'il se rendait en cours de mathématiques ; troisième place en partant de l'entrée, premier rang.
Ça faisait un peu fayot, mais Caesius avait dix-sept ans toutes les réputations du lycée pouvaient lui coller les épaules. Dans le fond, c'était plus une histoire d'être tranquille, d'écouter le cours (même si le professeur Bradbury était assez intimidant et impliquait forcément qu'on écoute son cours avec beaucoup d'attention), et de travailler en paix.
Car dans le fond de la classe, même si le professeur Bradbury collait tous ceux qui osaient ouvrir la bouche, il y avait toujours un léger murmure agaçant.

Et pire encore, il y avait son frère, Absynthe.

Dans l'idéal, Caesius faisait son possible pour l'éviter quand il se rendait au lycée – à la maison, c'était un peu pareil, entre les disputes cinglantes avec leur père, et leur mère qui se retrouvait bouleversée. Caesius soupira – Absynthe était vraiment intenable, ingérable, insupportable. Il faisait bêtise sur bêtise, plongeait son père dans ses colères violente, et provoquait toujours Caesius « le fils à papa trop propre sur lui ».
C'était aussi pour ça qu'il s'inquiétait beaucoup pour lui.

Caesius évitait donc soigneusement le fond de la classe de maths – mais cette fois, il n'y échapperait pas. Les membres du club de comédie musicale (des gens qui se surnommaient eux même les blaireaux, un truc étrange que Caesius ne comprenait pas, le seul club méritant son attention étant celui d'échecs, en encore, il était trop prétentieux pour eux) étaient venus emprunter quelques chaises et quelques tables pour un exercice. En soi, ce n'était pas dérangeant, mais sa place préférée avait été prise, sa tranquillité volée, et son habitude bafouée.
Il se retrouvait au deuxième rang, plein centre de la classe de maths, avec derrière lui, Absynthe.

Et alors, une première boulette de papier rebondit sur sa tête.
Aucun mystère sur le coupable – il l'entendit pouffer juste derrière lui, et il l'imaginait très bien rire avec ses amis, se moquer vaguement de lui, jouer avec ses propres cheveux bruns et bouclés (sérieusement, ils étaient vraiment frères?).
Il y avait toujours eu un certain malaise entre eux ; Caesius le taisait toujours.

Il n'avait jamais compris l'insolence de son frère ; il n'avait jamais compris ses joues rouges et ses cris envers leur père, William, ni pourquoi ils étaient si différents, presque étrangers. Il ne comprenait pas non plus pourquoi lui, Caesius, avait pour ambition d'intégrer une école prestigieuse (il avait déjà envoyé son dossier), alors qu'Absynthe n'en avait aucune.
Il s'inquiétait beaucoup pour lui – mais hors de question de le lui montrer, où même de se l'avouer.
Caesius était quand même un adolescent de dix-sept ans.

Son œil bleu vagabonda entre les tables alors qu'une deuxième boulette de papier frappait sa nuque – il sentait sa patience mourir, très vite. Sa tempe se mit à gonfler.
Bon, si il lui en envoyait encore une il – rha, un avion, maintenant !
Furieux, il se retourna.

« Qu'est-ce que tu veux ? chuchota-t-il en se retournant vers lui, agacé.
- Westwood. »

Caesius crut mourir sur place – le professeur Bradbury avait un regard qui dissuadait toute témérité. Il bafouilla, s'empourprant, bégayant de maigres excuses. Le professeur détourna son œil noir et retourna à l’explication des exponentielles.
Absynthe – vraiment.
Il se retourna plus discrètement, s'abaissant un peu pour plus de discrétion (difficile quand on fait 1m95), et murmurant plus bas encore, observant son frère et ses boucles brunes, l’œil lourd de reproches.

« Qu'est-ce qu'il y a, Abs ? »

Dire qu'il aurait pu l'ignorer – mais de la même manière qu'il s'inquiétait toujours pour son frère, il était simplement incapable de ne pas aller vers lui.

« T’as pas eu mes p’tits mots d’amour ? »

Caesius snoba immédiatement son frère et fit volte face, braquant rageusement son regard sur le tableau blanc du professeur de mathématiques.
Sérieusement – l'interrompre en cours, lui, élève extrêmement studieux, premier de la classe – forcément – juste pour lui murmurer des bêtises pareilles, avec une moue pareille, ça lui donnait juste envie de, de – il n'en avait aucune idée, mais ça l'énervait beaucoup.

Parce que son frère avait juste un potientiel d'agacement infini.
Et il savait ça depuis qu'ils étaient enfants, tout les deux – il était impossible pour Absynthe de manquer d'imagination quand il s'agissait d'emmerder les gens – il faut dire les choses comme elles sont – où faire des conneries qui font exploser leur père.
Comme la fois où il avait poussé Caesius dans un nid d'abeille en lui faisant croire qu'il en deviendrait leur roi – bien sûr que ça avait marché, bien sûr, Caesius était un enfant très influençable (et mégalomane, déjà).

Sa tempe se mit dangereusement à frémir à l'interruption de se souvenir – heureusement qu'il n'était pas allergique, il s'en était sorti avec une visite à l'hôpital et des perfusions.
Depuis, Caesius détestait toute forme de piqûre et c'était la guerre pour le traîner faire une prise de sang. Oui, Absynthe était responsable d'une dizaine d'autres traumatismes de Caesius à peu près semblables – et probablement que ce n'étaient pas les derniers.

Une autre boule de papier rebondit mollement sur sa table, le déconcentrant au moment où il voulait lever la main à la vitesse d'une fusée pour répondre à la question du professeur Brabdury – zut, il avait interrogé quelqu'un d'autre.
Décidément, Absynthe faisait tout pour lui saboter son cours.

Passablement irrité, il avait décidé de ne pas regarder le mot que lui avait envoyé son frère – il l'ignora complètement quand il le provoqua, chuchotant dans son dos, se disant que de toute façon il n'avait plus que cinquante-cinq minutes à tenir avant d'être séparé de son harceleur.
Mais Caesius était faible, et assez soumis en vérité – il ne tenu que une minute avant de s'écharner à déplier la petite boulette, ce qui était difficile avec ses mains de géant.

Quand il pu enfin lire le mot d'Absynthe, il haussa un sourcil sceptique – ça, c'était l'annonce d'un mauvais coup, et s'il avait accepté que leur père détruise la PS3, il n'accepterait pas que l'ordinateur y passe car ça, il en avait besoin pour les cours.

Il empoigna son stylo bille et griffonna d'une écriture plus appliquée que celle de son frère – et sans fautes, détail qui avait son importance, la réponse suivante.

Je ne t'accompagnerai pas cette fois.

Il avait l'habitude de couvrir tous les coups foireux de son frère – parce qu'il s'inquiétait toujours pour lui. Mais cette fois non, il ne se ferait pas avoir.

Il froissa le papier à petit carreaux entre ses paumes, puis il la balança en toute discrétion par dessus son épaule, avec beaucoup de style pour un fayot.
Si le mot avait atterri sur la table d'Absynthe, ça, c'était moins sûr – au pire, il serait forcé d'aller le chercher par terre, et ça lui ferait faire un peu d'exercice.
Voilà, bien fait – la redoutable vengeance de Caesius.

« Dehors, Westwood. »

Caesius eut un petit sourire satisfait quand il entendit le professeur Bradbury jeter son frère – parfois, ça faisait du bien quand justice était faite. Voilà quel était le terrible châtiment de ne pas écouter en cours de mathématiques, et de se ficher des exponentielles !
Alors que Caesius, lui, connaissait déjà toutes les formules par cœur, d'abord.

« Lequel ?
- LES DEUX. »

Caesius ne comprit pas tout de suite, et d'un coup son visage se fronça d'incompréhensions.

« Mais professeur je - »

Brabudry lui lança un regard si meurtrier que Caesius manqua de s'étouffer – puis son visage se décomposa, puis se renfrogna.
Quand Caesius était en colère, son nez, ses oreilles et sa nuque très blanche devenaient très rouges – il ressemblait désormais à un poivron de un mètre quatre-vingt seize.

C'est la mort dans l'âme qu'il commença a ranger ses affaires, honteux, le sang battant dans sa tête tellement il se sentait ridicule – c'était la première fois qu'il se faisait renvoyer de cours, et c'était entièrement la faute d'Absynthe.
Il n'aimait pas quand on touchait à son image d'élève modèle – et il avait terriblement peur que le professeur refuse de lui faire une lettre de recommandation pour la grande école qu'il visait.

La gorge serrée, il jeta son sac sur l'épaule et sortir de la classe dans un regard vers son frère – il était véritablement furieux.
Caesius ressemblait beaucoup à son père ; sa patience était grande et son endurance calme. Pourtant, dès que ça allait trop loin, ses colères étaient explosives et il en devenait presque bestial.

Et là, tout de suite, il avait juste des envies de meurtre.

Et le pire, dans tout ça, c'est que son frère eut le toupet (mot de vieux bonjour) de garder son sourire insolent et de plaisanter de tout ça.
La grosse claque dans son dos manqua de le faire tomber, et c'est un oeil furieux que Caesius rendit à son frère.

« Tu sais quoi Abs ? Va te faire voir. »

Et c'était qu'il devenait vulgaire quand il était en colère, le grand garçon.
Il dépassa Absynthe sans plus lui parler, ni même le toucher, avec comme seule idée d'aller à la bibliothèque travailler, histoire de se soulager de la culpabilité d'être renvoyé.
C'était dingue comme son frère le mettait hors de lui – il lui faudrait bien cinq bonnes minutes pour retrouver son impassibilité naturelle.

J'hésite.
J'hésite, ma bouche me brûle et je serre les lèvres – j'ai envie de fermer les yeux très fort et de l'envoyer se faire foutre. C'est ce que j'aurai dû dire, c'est ce que je voulais dire – va te faire foutre, et pas, va te faire voir.
C'était trop gentil – je pourrais lui dire aussi, tu me saoules, tu m'agaces, tu m'emmerdes, Absynthe. C'est trop – je ferme les yeux encore et j'ai juste envie d'écraser ma tête dans un livre et de ne plus l'entendre faire l'idiot.

Fichu frère.

Il fait toujours ça, l'idiot – et ça m'agace. Ça m'agace, ça m'exaspère. Quand ça ne concerne que lui, je m'inquiète, mais quand il m'enrôle, je me met en colère. Il paraît que je ressemble à notre père, quand je me met en colère – que je suis glacial et que j'ai la même manière de plisser mes paupières et de rapprocher mes sourcils, de serrer les lèvres pour qu'elles deviennent presque trop blanches. Je pense que c'est vrai – j'ai copié trop de choses venant de lui, son sérieux, ses inquiétudes, ses préoccupations pour notre avenir, à tous les deux.

Et lui qui en glande pas une.
Parfois, j'ai envie de lui écraser le manuel d'histoire-géo sur le crâne pour voir si ça résonne.

Il n'arrête pas de me suivre et j'entends nos deux démarches – la mienne, furieuse, la sienne, sautillante, il ne sait jamais être calme celui là – couiner sur le lino du lycée. Je n'ai jamais aimé ce sol qui fait grincer nos pas. Alors, entre les propos fiers de ses bêtises et ce son répétitif et strident, j'ai juste envie de m'enfermer dans la bibliothèque.
Je sais que c'est là que je vais, c'est peut-être juste une question d'habitude (je suis certain que Absynthe ne connaît même pas ce couloir).

« C'est pas si horrible. Enfin, j'veux dire - »

Il est sérieux ? Ma mâchoire se décroche d'elle même prête à lui asséner un sermon digne du feu de papa.
Mais il se rattrape trop vite – dommage, j'avais bien envie de le jeter encore un peu avec son inconscience égoïste.

« Ça pourrait être pire, y'a pas mort d'homme. »

Il m'arrache un soupir et je secoue ma tête.
Absynthe est juste impossible – je ne compte même plus le nombre de fois où il m'a fait soupirer, ou quand il m'a fait crier (un peu), ou quand j'ai faillit m'arracher les cheveux tellement il nous fichait dans une situation de merde – oui, de merde, c'est pas très poli mais je le dis quand même.
Je vais juste l'ignorer, comme ça il me laissera tranquille et je pourrais rattraper le cours – mais ça, c'était mon plan avant qu'il ne s'interpose devant moi et le couloir de la bibliothèque (le fameux couloir inconnu pour lui).

Je hausse les sourcils, prêt à l'écarter avec mon bras – de toute façon, je suis le plus grand en taille, il faut bien que ça me soit utile de temps en temps.

« J'dirai à papa que c'était de ma faute, si c'est ce qui t'inquiète. »

Et puis ça m'interpelle.
Et puis je le regarde, un peu, j'arque un sourcil et mon œil le fixe pendant quelques secondes. Et ça me fait rire – je lâche juste un rire amer, comme ça.

« C'est ça, ouais. »

J'enfonce mes mains dans mes poches en expirant un bon coup et je pivote sur moi-même, pour lui tourner le dos – ah, je n'en reviens pas.
Il fait juste ça, tout le temps. Je passe une main dans ma nuque, mes cheveux toujours trop courts à l'arrière. Je sais que je suis ridicule – les filles me le disent souvent.
Revenant vers lui, je le regarde.

« Fais ça, et il passera à la xbox. »

Il comprendra ce que ça veut dire.

Je fais toujours ça.
Je cède toujours – ça m'énerve, vraiment, plus que tout le reste, mais je ne peux pas m'empêcher de prendre sa défense. Là, je le regarde avec son œil rieur, et je sais qu'il a déjà suffisamment de problèmes avec papa, et que ce n'est pas la peine de rajouter ça. Peu importe combien il m'a énervé – de toute façon, mes colères sont toujours rapides.
Je ne lui en veux déjà plus – bon sang, je crains quand même.
Je pourrais être un peu moins soumis que ça ; en plus, il le sait pas, mais je joue à la xbox en cachette pendant qu'il dort, ça m'embêterait bien qu'elle soit mise hors service.

J'ai boude encore un peu, avec un air renfrogné, je repasse une main dans mes cheveux – je sais pas combien de fois je fais ça, par jour, ou quand je suis pas bien.
Je le regarde.

« T'en fais pas, ça va, c'est bon. Je m'en fiche. Au pire je dirai que j'ai été prétentieux, que tu m'as soutenu et qu'on s'est fait virer. Voilà, ça devrait aller. »

Je ne peux pas retenir ce sourire qui tord ma bouche – ça m'est déjà arrivé d'avoir quelques problèmes avec les professeurs pour ça. Pas au point de me faire exclure (comme lui), mais au moins, même si c'est un gros mensonge (un peu bancal), il ne m'engueulera pas. Enfin, pas trop je pense.
Toujours moins que lui.

Je soupire – encore.
Et je lui souris un peu – c'est quand même le seul à réussir à taire mes colères, comme ça. Je crois que je deviens trop influençable.

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