Grand-Mère hurla son nom du bas de l’escalier (Enfin, ce n’était pas franchement un hurlement, ça faisait un bout de temps que Grand-Mère ne hurlait plus.), elle passa la tête entre deux barreaux, se recroquevilla sur elle-même et ne bougea plus. Et si ses cheveux étaient trop longs ? Et si on ne la reconnaissait pas ? Et si ses yeux avaient changé de couleur, et si ses jambes avaient grandi ! Sloan se tassa dans un coin de la salle de bain avec ses questions existentielles et son petit nez rougi par les crises de larmes de la veille. Non, Sloan, ne panique pas, on ne panique pas, on a eu assez de paniques pour le reste du mois. Tripotant sans arrêt le bracelet à son poignet, la brune s’arrêta devant le miroir et fit le choix judicieux de s’occuper les mains. Pour ce faire, elle attrapa un peigne et des élastiques avant de prendre son mal en patience. Elle ne devait pas être en retard, mais elle n’arrivait pas non plus à se décider à partir. A la place elle se coiffa de deux chignons élégants et serrés qu’elle fit grimper joliment sur son crâne en enfilant deux chouchous fantaisie que la poufsouffle aimait bien.

...En réalité elle avait la forte impression de passer un très lourd entretien d’embauche. La bleue passa bien deux minutes en sous-vêtements  devant son placard, attrapa une de ses robes à fleurs cintrées à la taille (elle en avait une demi-douzaine) et puis quelques bracelets supplémentaires. Avant de s’en aller, bien sûr elle embrassa sa grand-mère posée dans le canapé devant son feuilleton. Sloan remonta histoire d’enfiler des sandales et ses yeux glissèrent sur la lettre qui trônait sur son bureau depuis six longs mois. Elle avait des yeux tristes, des yeux qui feraient peur à n’importe qui. La petite attrapa son sac, une jolie besace en cuir synthétique, traversa le couloir jonché d’horloges sur les murs qui battaient au rythme des secondes et quitta sa belle maison.

Comme elle n’avait plus de poudre de cheminette pour rejoindre la ville, elle attrapa le bus au bout du sentier à la sortie du village. Oui c’était la basse campagne. Il passait toutes les heures et l’arrêt avait un goût de déjà-vu, il rappelait Mon Voisin Totoro, en fait. La demoiselle s’installa au fond, chanceuse de l’attraper au bon moment et puis resta silencieuse, ne chantonna même pas en écoutant la playlist de metalleux de son Eugene et finit étalée entre deux sièges. Une fois au Chemin de Traverse, elle déplia le papier au fond de la poche de sa veste en jean, il y avait marqué d’une écriture grossière “Chez Florian Fortarôme” La fille aux genoux claquant l’un contre l’autre, c’était Sloan.

Sloan passe la porte et se retrouve dans une charmante boutique, très colorée. C’est moins charmant lorsqu’elle trouve Victoria du regard et que toute sa personne se fige. Elle avance de sa démarche volatile, presque trop détendue et se plante devant la demoiselle à la peau couleur caramel au beurre salé. “J’ai oublié Hector à la maison.”  

Ce qui était suceptible d’avoir changé chez Sloan ne serait pas sa petite voix qui s’emportait de drôles de gloussements lorsqu’elle riait. Pas davantage ses joues rondes et douces qui s’allument de couleurs quand elle croise une amie (une vraie amie.) Elle n’arrête pas de se répéter à ce moment précis que Victoria est en face d’elle et qu’à raison d’avancer d’un pas, elle pourrait la tenir dans ses bras. Faire retomber la pression, montée avec elle dans le bus, descendue dans les lanières de ses sandales et pesant si lourd sur ses jambes blanches d’anglaise. Elle pourrait respirer. Mais elle ne pensa rien de plus, sinon que la force de Victoria de par sa légère poussée de croissance restait phénoménale quand elle l'attrapa au milieu de sa phrase débile. La bleue hésita à tapoter gentiment son dos, sauf qu’elle n’en eut pas le… courage.

Avait-elle continué le quidditch, malgré la distance ? Voici un mot qui revenait dans la tête de Sloan, de suite - elle n’était plus matérielle, ou de quelques centimètres, c’était fini, terminé. - Victoria ne la lâcherait plus ? Pourquoi se poser tant de questions, quand on est pas bien sûrs que la bleue puisse respirer correctement. En réalité Holmes a les poumons pris d’anxiété depuis plusieurs heures et ne fait pas grande différence. Il lui faudrait une minute pour la préparation psychologique, en réalité, de quoi ne pas s’effondrer, en sanglots et en genoux fatigués. Non, elle ne s’est pas bien occupée d’Hector. Elle a même songé à brûler son petit corps amidonné, elle a songé à le jeter dans une poubelle, avec discrétion. Plein de fois, plein de fois Victoria.

“Je… J’suis flattée.” marmonne-t-elle, le nez à moitié dans la chevelure lâchée sauvage sur les épaules de la seychelloise. Elle sait pas par où commencer, elle est pas certaine de savoir commencer.

Elle resta debout quelques secondes de plus avant de tomber dans la chaise en face de Victoria, attirée par la magnifique nappe imbibée de café, imagina la frustration du propriétaire et réfléchit à un parfum de glace mais… à quoi bon, on s’en fichait des glaces. Ses yeux piquaient méchamment. Rapidement elle tourna la tête pour regarder dehors, le ciel qui éclatait de giboulées. “Je suis désolée. Pour la lettre. J’ai essayé de t’écrire. Mais je savais pas quoi dire.”

Où était Hector quand on avait besoin de lui? Franchement, il était gonflé, l’éléphant de mer ! Sloan se tortillait sur sa chaise, de retour en première année, souriante, mais pas trop, de peur d’attirer l’attention. C’est très bête, vu que cette rencontre est un rendez-vous. Il a plutôt bien démarré, si on oublie le café renversé, (craché) les petites angoisses habituelles et puis le regard intéressé de Victoria. Victoria était déjà très jolie, mais Sloan aujourd’hui pensait davantage qu’elle était belle, ce qui la contrariait. Avant elle n’était pas intimidée par Victoria, mais maintenant que des filles lui sautaient au visage et que Victoria n’était plus son oreiller personnel, il était difficile de ne pas se demander si on allait encore lui faire le coup.

Ensuite, Sloan a fixé le vide qui remplaçait l’endroit où aurait du se trouver sa glace toute fraîche d’un œil désolé. Elle était méchante, non? Victoria avait toujours été sa plus proche amie, elle lui racontait ses cauchemars et puis elle la protégeait quand elle essayait de faire l’idiote - parce que Victoria était encore plus inconsciente que Sloan. Du genre à enquêter dans son petit coin sans prévenir, à se faire tirer les oreilles par Fayot ! Enfin, tout quoi ! (C’est bien pour cela que la serdaigle l’aimait tant, elle ne prenait pas les choses au pied de la beuglante.) Depuis qu’elles étaient assises l’une en face de l’autre, la bleue avait comme un doute.

On avait remplacé Victoria par une fille perturbée (comme elle), une fille qui avait perdu quelque chose, oui. En un sens, Sloan aurait préféré qu’elle n’ait perdu qu’Hector, vous savez? Sloan traça une ligne verticale avec le dos de sa cuillère, pour une fois silencieuse, la bouche pâteuse, à chercher ses mots pour ne pas être maladroite. “C’est génial pour Norma. De toute façon, dans ta famille… vous êtes des génies.” Sloan leva la tête, lui adressant un sourire qui à défaut d’être bien sincère essayait d’installer une bonne atmosphère. “Alors, tu comptes revenir? Le château était un peu vide sans toi, pour être honnête. Il s'est passé beaucoup de choses, tu sais.” Non, elle ne savait pas, parce que Sloan n'avait pas répondu à sa lettre. Donc il n'y a rien dont elle puisse être au courant... sauf si d'autres lui ont écrit.

Un objet à tenir l’aurait distraite, comme un gosse avec sa peluche constamment dans la bouche. Hector. Elle se demande si Victoria mordait Hector quand elle était nerveuse, quoique c’était une perspective assez étrange et pour le coup Sloan n’avait pas franchement envie d’imaginer. Mais Sloan avait toujours eu une imagination débordante, donc elle y avait pensé malgré tout. Ses petites mèches se baladaient au bord de joues trop rouges, c’était l’annonce d’un nouveau départ pour Victoria qui l'inquiétait. Une année où elle était là, quand la précédente, le deuil de son frère l’occupait à plein temps. Sloan n’en voulait à personne, parce qu’on allait pas balancer Victoria en cinquième année comme ça. Kieran avait foutu le boxon on pouvait le dire. Ça avait été pareil pour Sloan: manquer sa première année, avoir un an de retard, ne pas connaître la promo de Benedict. Oui elle connaissait ce chemin qui inspirait pitié et regards en coin, elle n’était pas en colère, pas le moins du monde.

Peut-être contre elle-même car ses lettres étaient restées cachées entre le fond d’un tiroir et les pages jaunies d’un vieux cahier de brouillon. Oui elle s’était sentie petite à ne pas savoir quoi écrire, les mots n'étaient pas venus dans le bon sens et aujourd’hui ce n’était pas mieux. On ne lui avait pas coupé la langue, il suffisait de prendre son courage à deux mains, maintenant, il était question d’être honnête. Si elle se défilait, encore, elle ne valait pas mieux que toutes les autres fois où elle n’avait pas été là pour Victoria.

Victoria se portait déjà bien sans elle, pourquoi ne pas continuer sur la lancée? “Plein. Plein de trucs Je. Je suis devenue Capitaine.” Sa cuillère se planta mollement dans une des boules qui trônait au milieu de la belle coupe argentée, il y avait trois parfums différents: chocolat, banane, framboise. Sloan devrait se sentir mieux, elle a entre les mains les forces nécessaires pour être une fille normale qui parle à celle qui a eu l’habitude d’être sa meilleure amie. Et si ça a changé, elle n’a rien à dire là-dessus, parce qu’elle a été fichtrement nulle, Sloan. “Mais sinon ça a pas spécialement bougé. Y a une prof super flippante qui adore le Lac Noir ah. Ouais. Mais Emerald est toujours là.” C’est bizarre elle comptait pas spécialement étaler l’affaire Wesley tout de suite. Comment expliquer… qu’Holmes ne veuille pas envahir son espace vital avec un flot d’amour incohérent qui s’évacue sans cesse parce qu'elle n'a jamais été si heureuse? Si vraiment c'était être heureuse car elle devrait en parler pour vraiment le comprendre: qu'elle touchait au bonheur pour de vrai. “Il va bien. Il va super bien.” Et toi? Et nous? “Hector va bien… Garfield aussi.” Garfield. Pourquoi elle parlait DE GARFIELD?