Kloé a toujours ce petit sourire en coin, qui ne veut rien dire, juste vous embrouiller. Que vous ayez l’impression qu’elle dit blanc, alors qu’elle va répliquer noir. Dur de savoir tout ce qu’il se passe dans sa tête, en analysant seulement son visage. Elle a de sacrées cernes trompeuses. Elle a tout le temps l’air fatigué. Elle est fatiguée. En permanence. Mais elle prétendra le contraire, parce que dans sa tête, tout roule à la vitesse de la lumière, aucune place n’est laissée à la fatigue.
Pourtant, elle est fatiguée. De tout, de rien, c’est assez complexe de savoir pourquoi. D’ailleurs, Kloé en elle même est assez complexe. Elle a les pieds bien ancré dans le sol, et puis la tête souvent dans les nuages. Elle n’est jamais distraite, juste absente, et puis revient quand besoin s’en fait. Mais ça, vous ne le saurez pas.
Il y a beaucoup de chose qu’on ignore avec elle. Qu’est ce qu’elle est, fait, pourquoi ? Quel est son passé, son présent, son avenir ? C’est assez dérangeant en fait. Parfois même insupportable. Impossible d’avoir une conversation sur elle avec elle, puisque jamais Kloé ne racontera son histoire, quitte à ce que vous vous fâchiez avec. Une vraie tête de mule, et puis sur pas mal de sujet. Certains même dirons butée. Et il faudra bien s’en accommoder, Kloé ne se remettra jamais en question sur ce point là, comme s’il fallait qu’elle fasse un effort impossible. Accepter d’avoir tort. Elle est un brin autoritaire, par conséquent ou non, c’est vous qui voyez. Elle aime contrôler ce et ceux qui l’entourent. Mais pas jusqu’à l’excès. C’est une petite manie, rien de plus.
De toute façon, elle ne s’en rend pas compte, et ne pensera pas non plus à vos reproches. Kloé préférera vous parler du temps, et avec une grande passion. Elle vous racontera que le temps est trop précieux, qu’il ne faut pas le perdre à bavasser. Elle est précise, adroite Kloé. Tout doit être bien fait, au bon moment. Pour que le temps ne s’égrène pas trop rapidement, parce que du temps perdu n’est jamais retrouvé.
Et puis parfois, elle relâche. Elle devient une ombre qui n’a que faire du temps qui coule. Mais c’est rare. Tellement rare qu’elle même en est étonnée. Kloé aime bien être submergée par les choses. Le ministère, la vie, la politique, les gens. On ne sait pas exactement ce qu’elle fait. Mais c’est assez important pour qu’elle fronce souvent les sourcils, comme les gens très pressés, qui n’ont pas le temps. Elle aime être submergée, mais reste superficielle. Poliment elle s’intéressera à votre vie, puis l’aura oubliée si elle n’y attache pas une quelconque importance. C’est une ombre au ministère. Peu bavarde, pas bavarde même, certains employés sont souvent étonnés de la rencontrer alors qu’elle travaille depuis plus de temps qu’eux au même endroit. Elle fuit les conversations de couloirs, les ragots entre service. Ça ne l’intéresse pas, ça fout en l’air son précieux temps. Parfois elle s’arrête discuter politique. Mais là encore, c’est superficiel.
Elle est assez conservatrice. Loin d’elle l’idée de sympathiser avec les moldus. Elle se croit sang pur et voudrait le conserver. En revanche elle estime que la situation des créatures devrait être largement reconsidérée. Mais elle n’a pas le temps de le revendiquer plus que ça, et disparaît dans un froissement de robe à l’angle d’un couloir avant que vous n’ayez pu creuser quoique ce soit.
Et avec tout ça, Kloé est mère. Janice est la seule personne qui soit capable de capter toute l’attention de Kloé, comme si elle pouvait stopper le temps pour une durée infinie. Une complicité silencieuse, où mère et fille très liées n’ont besoin de peu de mots pour se comprendre, le schéma étant si identique de l’une à l’autre. Jamais elle n’a été sévère avec sa fille. Un peu autoritaire, certes, mais l’enfant si sage ne débordait jamais, comme si elle même comprenait que sa mère n’a pas le temps. Pourtant, Kloé sait être une maman casse pied, vous savez, celle qui fait gazou gazou à sa fille en lui pinçant les joues alors que ladite enfant a treize ans, et est cramoisie de honte parce que derrière elle, il y a tout ses amis. Elle est comme ça, Kloé.

Rien ne bougeait avec le temps. Tout semblait figé, dans ce cadre confortable et immuable. Le manoir familial. C’était à chaque fois le même sourire de satisfaction qui étirait ses lèvres quand elle traversait le grand jardin à moitié abandonné. Il y avait ça et là des parterres de fleurs entretenus par l’elfe de maison, et comme à chaque fois, elle ne pouvait pas s’empêcher de se baisser pour en cueillir une. Ce soir là, c’était une fleur rouge. Avec des pétales éclatants, bien qu’elle soit incapable de nommer la fleur en question. Et quand elle entrait, toujours le même rituel. L’elfe qui la voyait arriver ouvrait la porte, et elle entrait dans le hall sombre du manoir. La porte se fermait, et elle balançait sa cape sur le carrelage noir et blanc fatigué par le temps, retroussait ses manches et poussait la porte du salon. Sa fille criait ‘’maman’’, et lui sautait dans les bras. Derrière suivait sa nièce, un peu plus âgée, à qui elle offrait la fleur fraîchement cueillie. Et puis parfois, il y avait Davis, son frère, confortablement installé dans un fauteuil en cuir rouge sombre. Et elle savait qu’avant d’entrer dans le salon, les deux enfants étaient assises sur les accoudoirs du dit fauteuil, et écoutaient avec attention les récits du frère de Kloé. Il voyageait beaucoup, et ses histoires étaient souvent passionnantes, alors à son tour, la sorcière s’installait, sur le divan qui faisait face au fauteuil. Elle délassait ses chaussures et les envoyait voler dans la pièce, puis étendait ses jambes, comme à son habitude. Sa fille venait poser sa tête sur ses cuisses, et elles écoutaient les voyages de Davis des heures durant. Souvent, Kloé décrochait, mais son frère ne lui en voulait pas. Elle laissait tomber sa tête en arrière, fermait ses paupières et s’accordait quelques minutes de sommeil. Ou de rêveries peut être. Elle repensait à sa propre enfance à elle en général. À ce divan qu’elle s’était approprié très jeune, aux courses poursuites dans les couloirs du manoir. Que rien ne changeait, et que c’était plutôt agréable. Elle adorait, bien qu’elle ne leur avouait jamais, entendre les filles galoper à toute allure, parler aux portraits sur les murs, ou inventer des histoires complètement farfelues.
Et puis elle se réveillait, quand Janice posait ses petites mains sur ses joues, en lui demandant de se réveiller, parce que c’était l’heure de manger. Et lorsque le repas terminait, elle saluait son frère et sa nièce, et emmenait sa fille dans leur partie du manoir. Les mêmes gestes se répétaient, tout les soirs. Elle l'embrassait sur le front, puis rentrait dans sa chambre. Cinq minutes après, l’enfant poussait la porte, et venait se glisser dans le lit de sa mère. Elle murmurait, et lui demandait si elle avait retrouvé son père. Kloé souriait doucement, même si dans l’obscurité, Janice n’aurait jamais pu voir le visage de sa mère. C’était tendre, et doux. Elle caressait lentement les cheveux de sa fille, en soufflant que non, pas encore, mais qu’elle finirait bien par le trouver. Et puis l’enfant continuait. Tu pourrais me raconter une histoire ? Non, pas ce soir, je suis fatiguée, et puis ton oncle t’en a raconté toute l’après midi. Alors tu peux me dire ce que tu fais dans ton travail ? Et Kloé souriait toujours, avant de poser son doigt sur les lèvres de sa fille. Elle murmurait encore plus bas, qu’elle ne pouvait pas lui dire. Parce que sinon, sa langue se transformerait en plomb, et qu’elle ne pourrait plus lui raconter d’histoire. Et l’enfant plaquait ses petites mains sur les lèvres de sa mère, en soufflant qu’il ne fallait surtout pas qu’elle lui dise ! Puis elle embrassait Kloé sur le front, et glissait hors de son lit, pour rejoindre sa chambre.
Et puis quand elle se levait le matin, c’était vraiment tôt. On ne pouvait même pas dire qu’il s’agissait du matin, plutôt du milieu de la nuit. Elle se lavait, s’habillait, et s’en allait. Et tout recommençait.
Elle n’aimait pas ressasser son passé, Kloé. Elle avait mal de sourire à sa fille en sachant pertinemment où était son père. Nul part.

Une fois par mois, elle n’allait pas directement au ministère de la magie, et coupait à travers le jardin du manoir, pour marcher à travers le bois derrière la propriété. Et sous un arbre, à moitié recouverte par des feuilles, une petite plaque en marbre blanc. Elle époussetait la saleté avec sa main, et puis restait là, à fixer le nom en silence. Puis au bout d’un quart d’heure, elle se redressait et s’en allait travailler.
Sur le chemin, elle se rappelait de ces quelques années qu’elle avait passé à ses côtés, et tout le bonheur qu’elle avait éprouvé. Et puis il y avait eu l’accident, et son retour d’un court voyage dans le passé. Il avait été vieilli considérablement, comme c’était déjà arrivé à une voyageuse du temps, quelques siècles plus tôt. Et il était mort de la blessure du temps.
Le plus dur pour elle avait été d’effacer son souvenir de la mémoire de ses proches. À lui comme à elle. Elle ne l’avait pas fait seule mais s’était sentie tellement coupable. D’avoir dû détruire sa présence. Elle n’avait pas pu conserver beaucoup de souvenir de lui. La seule personne qu’elle avait préservé de l’oubli était Davis, même si elle n’en avait pas eu le droit. À quoi bon ? Il ne lui en avait jamais reparlé depuis. Elle aurait tant voulu dire la vérité à sa fille. Mais elle n’avait pas le droit non plus, c’était ainsi. Sinon sa langue deviendrait du plomb. Alors elle racontait des histoires incroyables. D’un père chasseur de dragons, explorateur d’endroits inconnus et merveilleux. Qui avait disparu en mission mais qui avait promis de revenir un jour. Qui les aimait. Qui semblait vivant.

Et Kloé continue à sourire doucement, sans que vous ne deviniez pourquoi. Elle continue à se fasciner pour le temps, à être une mère un brin lourdingue avec sa fille adorée. Rien ne change, rien ne doit changer.