Tous les ans, Viridus se disait qu’il devrait inviter quelqu’un à cette fête stupide pour ne pas se retrouver avec n’importe qui, puisqu’il était obligé d’y aller et, un peu, que c’était souvent assez inattendu pour être distrayant - ça, il ne l’admettait jamais. Et puis, il faisait la liste des candidat(e)s possibles, et il se rendait compte qu’il valait peut-être mieux qu’on lui assigne quelqu’un. Ses réactions envers les gens se divisaient entre indifférence, dédain, agacement, vague intérêt souvent déçu et ennui profond. Il ne pouvait pas inviter d’élève, soit ce serait perçu comme étrange soit il passerait la soirée aux côtés d’un enfant terrorisé, il connaissait de moins en moins de gens à l’extérieur de l’école, et ceux de ses collègues qu’il tolérait ne lui rendaient pas forcément la pareille. Il aurait bien proposé à Waltham, mais les fêtes tournaient toujours mal et il n’avait pas spécialement envie de jouer à l’imbécile pendant deux ou trois jours au fond des steppes de Russie.

Il commençait doucement à considérer l’idée d’un jour se présenter à la réception avec son chat, mais ce jour n’était pas encore venu - principalement parce que ledit chat était bien trop précieux pour être exposé aux tourments des évènements de Poudlard.

Il s’était donc préparé à la plus longue soirée de sa vie - un record battu tous les ans - et s’était posté dans la file des célibataires. Celle-ci se présentait en fait comme un véritable algorithme, puisqu’il pouvait y voir une bonne partie des gens qu’il n’avait vraiment aucune envie de croiser. Le tout était un peu trop compliqué pour qu’il puisse choisir exactement qui il voulait. Il y avait des changements et ajustements pour les personnes devant lui, mais il parvint au moins à naviguer dans la foule de manière à ne pas se retrouver coincé avec quelqu’un qu’il ne pouvait pas supporter. C’était déjà ça de pris, n’est-ce pas ?

Certes, il eut tout de même une drôle d’expression lorsqu’il se retrouva aux côtés de son compagnon pour la soirée. On lui avait certes collé un garçon l’année passée, mais il avait au moins pu envisager les choses d’une manière assez régulière puisque ledit garçon pouvait faire office de cavalière sans trop d’imagination. Ici, ce serait plus compliqué, mais l’homme avait au moins une chance. On avait éduqué Viridus dans le respect des aînés, et c’était une des choses qui restaient plus fortes que lui.

- Bonsoir.

Il lui aurait bien offert une poignée de main, mais il avait un peu de mal avec ce genre de coutumes, une vague impression qu’elles étaient moldues sans en connaître exactement l’origine. Et puis, en plus, on ne savait pas où ce vieillard avait traîné. Ils eurent le droit d’accéder à la fête, qui était beaucoup moins laide que celle de l’année précédente. Il fallait croire que la beauté des environs et celle du compagnon de Viridus pour la soirée devait être inversement proportionnelle. Il chercha à s’écarter du flot de la foule avant de parler, d’une voix neutre. Il était bien placé pour savoir qu’on ne pouvait pas fixer une opinion sur les gens avant qu’ils n’ouvrent la bouche, du moins pas quand on faisait un petit effort de socialisation pour éviter que les heures à venir ne soient une pure torture.

- Viridus Emerald, enchanté.

C’était un peu étrange de devoir se présenter, puisqu’il avait à présent enseigné une dizaine d’années et donc vu passer un certain pourcentage de la population sorcière anglaise dans sa classe ; c’était, en un sens, rafraîchissant.

Le partenaire de Viridus ne lui avait pas porté la moindre attention jusqu'à ce que ce dernier ne se présente directement à lui. Les odeurs, les couleurs, les discussions, la musique et les rires qui assiégeaient la clairière et lui offraient une vie étonnamment pétillante avaient retenu l'entière attention du vieil homme.

Vêtu de sa plus belle redingote, cravaté de noir et de gris, Jörgen Leonhard avait jusque là suivi le pas du directeur de Serpentard à l'aide d'une fine canne ornée d'un pommeau argenté sculpté en forme de hibou. Les quelques cheveux gris qui parsemaient le scalp fissuré et fatigué de l'ancien vendeur de chouettes avaient été peignés vers l'arrière. Sa fine barbe en collier avait été taillée avec la plus grande attention. Rien ne brillait plus en ce lieu que les yeux verts du gentleman balafré qui réfléchissaient gaiement la lumière chaude des lampions.

Jörgen était heureux d'être là. Rien n'aurait pu lui dérober sa bonne humeur : ni ses douleurs lombaires, ni l'anxiété de ne connaître personne, ni même les hululements discrets des chouettes qui observaient la fête depuis les hautes branches des arbres proches. Il aurait été simple d'imaginer que ces dernières puissent, par leur simple présence, picorer jusqu'à la joie de vivre du presque-sexagénaire ; pourtant, bien au contraire, il se sentait presque triomphant de pouvoir penser que les volatiles n'étaient pas sous sa responsabilité et qu'il pouvait se permettre de juste les ignorer.

Il se sentait comme un conquérant d’antan pavanant dans les rues d'une ville en feu dont le dernier défenseur était tombé sous les coups de ses armées, monté sur un cheval de guerre et lançant des regards mesquins aux veuves et orphelins qu'il venait de créer. Sa vie passée à détester les oiseaux était terminée. À présent, il n'aurait plus jamais à sentir la prise tranchante des serres de l'un d'eux posé sur son épaule ou son bras. Il était libre.

Et cette réception était définitivement le meilleur endroit du monde pour fêter le crépuscule de cette période regrettable. Il était là pour redécouvrir le plaisir de l'insouciance, le charme subtil des discussions mondaines et l'enivrement de la boisson. Il s'était enfermé dans une forteresse de solitude depuis bien trop longtemps, et les murs de sa prison, fissurés par les années, s'étaient à présent écroulés.

- Bonsoir ! répondit-il avec un sourire involontairement inquiétant, enchanté. Je me nomme Jörgen Leonhard.

Il lança un regard sur les lutins musicaux de l'autre côté de la clairière, puis chercha à identifier quelques amuses-bouches à grignoter sur le buffet le plus proche. L’opulence et la diversité des fins mets devant ses yeux lui donnaient presque le vertige quand il les comparait aux frugaux repas qui étaient traditionnellement mangés dans sa maison. Prêtes ou non, ses papilles gustatives allaient ce soir-là partir pour la plus étonnante des croisières gourmandes.

Conscient que son envie débordante de s'abandonner dans l'ivresse de l'amusement festif qui l'entourait ne pouvait en aucun cas prendre le pas sur ses bonnes manières et sa politesse, Jörgen se maîtrisa, se concentra sur son interlocuteur et se plia aux règles de l'événement en faisant connaissance avec son partenaire désigné.

- Je n'ai plus mis les pieds ici depuis presque quarante ans. Les bals de l'époque étaient bien différents.

Les mots pouvaient paraître grincheux, mais le ton laissait entendre que c'était une bonne chose.

Soudain, l'ancien Serpentard entendit un froissement d'aile familier. Il se tourna sur la droite, plissa les yeux pour tromper l'obscurité des sous-bois avoisinants, puis afficha un air des plus suspicieux. Du fond de son cœur, il espérait avoir rêvé.

Mais quelque part, il se doutait que ce n'était pas le cas. Il reconnaîtrait le battement saccadé de l'aile abimée de la chouette miteuse qui le suivait comme son ombre entre mille. Pourtant, il était sûr et certain que la petite boite exiguë dans laquelle il l'avait enfermée et abandonnée Allée des Embrumes était solidement cadenassée. Cette maudite Eirel avait encore réussi à trouver un moyen de le rejoindre pour lui gâcher la vie.

- Et vous-même ? demanda-t-il en essayant de masquer sa paranoïa hibou-esque. Vous semblez quelques années trop mûr pour faire partie des élèves. Un ancien également ?

Les sourires inquiétants n’avaient que peu d’emprise sur Viridus, comme beaucoup d’autres choses. Il s’était rapidement fait une idée sur l’homme, et il aurait pu plus mal tomber. Bien sûr, il aurait aussi pu avoir une compagnie plus agréable à regarder, mais c’était toujours mieux qu’un Poufsouffle qui aurait menacé se souiller pendant toute la soirée. Le nom ne lui disait rien, ce qui signifiait qu’il ne s’agissait pas d’un sang pur, mais l’homme présentait comme un sorcier. Viridus essayait d’équilibrer son opinion, il n’avait pas spécialement besoin de se faire un ennemi du premier venu et, ces derniers temps, il était calme.

Il écouta les mots de son interlocuteur en silence, son regard s’égarant sur les alentours qu’il jugeait passables quoique rempli d’absurdités. Il se tenait un peu de biais par rapport à l’homme, dans cette posture caractéristique des conversations informelles où l’on veut ne pas avoir l’air seul dans une foule mais qui ne ferme pas le duo au monde extérieur. Il saisit un verre sur une table proche ; il n’en boirait pas une goutte mais il avait appris que c’était un bon moyen non seulement de s’occuper les mains mais aussi que personne ne lui offre quoi que ce soit à manger.

Les questions le firent sourire comme pour lui-même. Quelques jours auparavant, il aurait encore eu l’air d’un élève, ou même plus jeune.

- Un ancien qui n’est jamais vraiment parti. Je suis professeur. Sortilèges et enchantements. Directeur de la maison Serpentard.

Cela impliquait aussi qu’il garde un oeil sur les alentours et la quantité infernale de vauriens se promenant en duos plus ou moins assorti. Il désapprouvait ces festivités, non pas pour leur invitation à la promiscuité mais plutôt pour leur tendance à partir en vrille assez rapidement. Le phénomène était démultiplié par les facilités magiques, et il essayait de ne pas penser à ce qui pourrait se produire pour ne pas voir sa vieille amie la migraine lui rappeler leur relation vieille de dizaines d’années.

Il jeta un coup d’oeil en coin à son compagnon.

- Qu’est-ce qui vous amène, après autant d’années ? Un soudain élan de nostalgie ?

Viridus pouvait comprendre ; il mourrait probablement en donnant un cours, tant l’idée de quitter la seule réelle maison qu’il ait jamais eu le répugnait.

Ce furent de grands yeux que Jörgen ouvrit lorsqu'il lui fut révélé qu'il discutait avec un Directeur de Maison. Il se considéra soudainement comme plutôt chanceux. Poudlard était un endroit auquel il était facile de s'attacher et qui savait hanter les mémoires et nourrir la nostalgie de ceux qui y avaient étudié. Se demander ce qui avait changé dans l'école et pour Serpentard et émettre des hypothèses à ce propos étaient des activités qui avaient souvent su briser la monotonie des journées derrière le comptoir de la boutique familiale.

- Oh, répondit-il sur un ton léger, bien que je dois admettre me trouver sous l'emprise d'une curiosité débordante de savoir ce qui a changé depuis mon époque entre les murs du château, ce n'est pas tant la nostalgie que l'opportunité qui m'a ramené ici.

Il fit une pause, laissa ses mains se glisser jusqu'au pied d'un verre rempli aux trois-quarts d'un beau liquide rouge, puis s'en saisit pour en prendre une longue gorgée. La boisson était plus sucrée qu'il n'y paraissait, et son palais peu amoureux des douceurs de l'été lui fit tirer une légère grimace sur les traits fatigués de son visage scarifié. Il y fit néanmoins réapparaître un agréable sourire pour dire :

- Je fête ma sortie de la vie active.

Il aperçut du coin de l'oeil le vol discontinu de la chouette malheureuse qui lui filait le train depuis qu'il avait fermé sa boutique et pivota sur lui-même pour l'apercevoir en train de disparaître entre les branches des arbres en bordure de la clairière. Retenant un juron et cherchant à se remémorer l'incantation d'un sortilège qui pourrait ligoter l'animal ou le clouer au sol, il reprit la conversation, sans même s'inquiéter du jugement que son interlocuteur pouvait porter sur son comportement tournoyant.

- J'étais un Serpentard. La maison verte et argent fait-elle toujours la grande fierté de l'établissement ?

Il passait du coq à l'âne, et la conversation manquait cruellement de structure, mais il n'en avait cure. De toutes manières, il avait passé tant de temps isolé de toute interaction humaine autre qu'une vente de chouette qu'il avait presque entièrement oublié comment mener une discussion intéressante.

Une main délicatement enroulée autour du pied de son verre et l’autre dans la poche de son pantalon, Viridus se détendait peu à peu. Il entendait des mots mesurés et correctement prononcés et il ne voyait aucune méfiance. Bien sûr, il aurait pu se lancer dans un de ses jeux préférés, mais quel aurait été l’intérêt ? Peut-être son affection particulière pour les fantômes aurait-elle dû lui donner un indice sur sa réceptivité à la compagnie des aînés, mais ce n’était pas comme s’il avait l’occasion d’en croiser beaucoup entre une école et un manoir vide.

- Toutes mes félicitations.

C’était le mot à dire, bien que Viridus trouve curieux que l’homme ne porte pas le deuil ; sans doute étaient-ils opposés en ce point, puisque lui devrait probablement être expulsé de force de son bureau. Il serait d’ailleurs bien difficile de réussir cet exploit, aussi y avait-il fort à parier que, dans une centaine d’années si personne ne l’assassinait avant, les Sortilèges et Enchantements seraient enseignés par un fantôme ou un tableau.

Peut-être Leonhard était-il un peu fou, ceci dit, avec la manière dont il tournait sur lui-même. Curieusement, Viridus n’avait pas trop de mal à passer au dessus des excentricités. L’homme était déjà, de son point de vue, rangé parmi les meubles et les esprits. C’était ce qui le rendait supportable, une impression d’être seul mais accompagné car l’autre n’avait plus rien à prouver.

- Pas cette année en termes de coupe des maisons, la victoire est allée à Poufsouffle, mais en général... Elle fait au moins la mienne.

Ce qui était tout à fait suffisant puisque le reste de l’établissement était peuplé d’imbéciles et d’incompétents. Il les malmenait, mais il avait une certaine tendresse un peu tordue envers ses élèves.

- Si vous souhaitez m’expliquer ce dont vous vous souvenez, je pourrais vous renseigner sur ce qu’il en est advenu.

Il était presque tenté de prendre une gorgée de vin alors qu’il observait son partenaire avec une inhabituelle neutralité, mais c’était contre ses principes.

- Est-ce que tout va bien ?

Viridus souriait vaguement, peu enclin à l’éloquence lorsqu’il ne jouait pas un rôle mais cette fois il était intéressé. L’originalité était distrayante à observer.

Pendant ce temps-là, Jörgen s'était débarrassé de la boisson qu'il avait entamée. Après avoir finement humé les arômes doux qui émanaient du liquide rouge une dernière fois, il avait renversé le verre au sol d'un geste brusque. La terre sous l'herbe vivace de la clairière s'en abreuva tandis que l'ancien vendeur d'hiboux sortait de la poche intérieure de son veston une fine fiole remplie d'un liquide doré. Il en versa le contenu dans son verre maintenant vide, puis répondit enfin à son interlocuteur :

- Très bien. Le crin-crin irritant des nuisibles sur l'estrade me vrille les tympans et un idiot semble avoir renversé un sucrier entier dans chaque verre de cette clairière, mais je m'amuse beaucoup.

Il but, et la puissance subtile du breuvage qu'il avait clandestinement introduit dans l'endroit lui ravi les papilles. Inspirant bruyamment, il porta son regard sur les différents couples qui s'essayaient maladroitement à la danse dans l'espace dégagé qui était prévu à cet effet. Il fit le tri dans son esprit sur ce qu'il voulait savoir sur l'évolution de l'école, puis demanda à son interlocuteur :

- Lorsque j'étais étudiant ici, il n'y avait pas un seul événement du genre de celui-ci sans un désastre à grande échelle. Ponch empoisonné aux bonbons à gerbe, pluie de serpents ou invasion de ragondins sauvages n'avaient de cesse de ponctuer les bals. Je m'étonne de voir que les Centaures n'ont pas déjà envahi l'espace, toutes flèches dehors. L'école se serait-elle assagie ?

En même temps, il avait connu Poudlard durant les années septante. Sans doute l'air du temps d'alors se prêtait plus à la déconvenue.

C'est cet instant que la chouette Eirel choisit pour surgir soudainement de l'ombre de la forêt dans le dos de Jörgen. Elle fondit en un éclair sur ce dernier et donna de grands coups d'ailes pour ajuster un atterrissage en catastrophe sur l'épaule du vieil homme qui sursauta si fort lorsqu'il sentit les serres de l'oiseau se refermer sur lui qu'il lâcha son verre.

Ce dernier tomba dans l'herbe qui amortit sa chute. Il ne se brisa pas, mais tout le liquide fut spolié.

Furibond, Jörgen se mit à gesticuler pour faire partir l'animal qui tint bien en place, hyperbolisant la frustration de son maître.

- Ah ! Te voila, vieille corneille ! Regarde ce que tu as fait. Es-tu fière ? Te penses-tu amusante ? Aller, va ! Laisse-moi donc oublier ton regard moribond et ton odeur désagréable !

L'oiseau nocturne ne broncha pas. Déjà fatigué par les efforts qu'il faisait pour le faire partir et apercevant de nombreux regards se tourner vers lui, Jörgen abandonna, et s'expliqua rapidement à son partenaire de la soirée :

- Cet oiseau de malheur n'a de cesse de me suivre partout ou je vais. Désolé pour cette saynète pitoyable.

Jörgen lança un regard noir au volatile blanc toujours solidement ancré sur son épaule, puis chercha après une boisson à l'aspect moins doux que la précédente.

Viridus observait, comme s’il s’était agit d’une partie du spectacle ; c’était le regarde le plus sain à porter sur les gesticulations de l’ancêtre. A sa première tirade, il répondit par un vague bruit d’approbation, quoiqu’il ne puisse pas se plaindre du goût de quoi que ce soit. C’était fort dommage, d’ailleurs, car si les boissons étaient sucrées il les aurait probablement appréciées.

La suite lui fit afficher un sourire amusé, presque de connivence. Les choses n’avaient pas tant changé.

- Les catastrophes incluant des potions sont toujours d’actualité. Il s’avère que la maîtresse des potions actuelle compense en imagination ce qui lui manque en talent magique. Je n’arrête pas de lui dire de sécuriser son bureau, mais rien n’y fait.

C’est qu’il avait une bonne méthode, pour ça : il s’amusait à faire sauter les sortilèges de protection dudit bureau lui-même pour prouver qu’ils étaient inutiles, par amour du casse-tête. Il ne s’était jamais dit que, peut-être, les malencontreux évènements étaient de sa faute, pour les moments où les potions étaient laissées en libre accès le temps que Flavia parvienne à trouver une parade. Ils avaient tous deux de l’imagination - ça lui manquait, parfois.

L’oiseau et le brusque sursaut de l’homme lui firent reculer d’un pas, quelques gouttes de son verre tombant sur sa main. Il eut un claquement de langue agacé alors qu’il les faisait disparaître sans daigner utiliser sa baguette, mais les manières de l’autre furent assez étrange pour qu’il le regarde en coin s’agiter comme un épouvantail plutôt que de s’en énerver.

Il eut un petit rire froid.

- Vraiment...

Viridus ne savait même pas quoi dire, ce qui était rare. Il secoua la tête.

- Transformez cette chose en théière. Ce sera vite réglé.

Son chat s’était imposé à lui, ronronnant et envahissant alors qu’il avait juré de s’en débarrasser à la première heure. Six ans plus tard, elle était toujours là et avait creusé une place de choix dans sa vie pourtant difficile à transformer ; il pouvait comprendre, mais seulement parce que les oiseaux n’étaient pas de bons compagnons de lecture.

Ce qui était étrange, cependant, c’était sa difficulté à trouver l’un ou l’autre commentaire plus mordant qu’un conseil presque amical. Il n’était pas si tard, pourtant, il n’aurait pas dû sentir ses yeux se brouiller par moments. S’il avait été mieux réveillé, il aurait compris que ce soir-là n’échapperait pas non plus à la règle - et que tenir un verre en main lorsque l’on vacille n’est pas la meilleure des idées.

La suggestion était plus que tentante, mais Jörgen savait qu'il serait incapable d'en faire usage. Bien évidemment, l'envie de mettre un terme brutal à l'existence de l'oiseau de malheur qui lui tenait si proche compagnie ne manquait pas au vieillard ; la cruauté nécessaire pour passer à l'acte, par contre, si. Sans cesser sa tirade silencieuse de regards meurtriers à l'égard d'Eirel, il répondit assez simplement à son interlocuteur :

- Je pensais plutôt à un genre de grand vase. Mais cet emplumé parvient toujours à disparaître de mon champ de vision dès l'instant où je me saisis de ma baguette pour lui régler son compte. J'ignore totalement par quel prodige elle le fait.

C'était un petit mensonge, mais il n'avait aucune envie de confier ses arrières-pensées culpabilisantes sur l'effondrement volontaire de l'enseigne familiale ni d'ouvrir son cœur à une psychanalyse moderne et attristée quant à la relation paradoxalement détestable qu'il avait eue avec son paternel, pour qui il avait encore aujourd'hui un amour filial profond que rien n'eut pu ébranler. Son impossibilité de tuer la chouette blanche était liée à un mal-être profond qui avait modelé sa personnalité jusqu'à la blague vivante et mortelle qu'il avait l'impression d'être à présent.

- Mais je l'aurai, un jour, résuma-t-il en six mots. La patience dont je dois faire preuve aujourd'hui finira par payer.

Il y eut un silence de quelques instants pendant lequel Jörgen remarqua qu'il n'entendait plus le son des instruments aussi fort qu'auparavant. Il ne regrettait pas la musique dissonante des lutins, mais le phénomène était incompréhensible. Il les voyait jouer, mais le son ne lui parvenait plus. C'était comme si ses oreilles avaient été recouvertes d'ouate.

Il chercha à ouvrir la bouche pour le faire remarquer à Viridus et lui demander s'il expérimentait le même inconfort auditif soudain, mais ses lèvres lui parurent si engourdies qu'il ne put les forcer à former les syllabes voulues. Eirel sur son épaule prit plusieurs dizaines de kilos en quelques secondes, et le monde tout entier du vieil homme aigri vacilla.

Il chercha à se rattraper en s'accrochant de toutes ses forces à sa canne, bien ancrée au sol. Il lutta si fort pour rester droit qu'il ne sentit même pas ses paupières se fermer lentement, jusqu'à avoir son esprit plongé dans les ténèbres à la fois douces et inquiétantes du sommeil enchanté d'une potion malicieuse.

La lumière lui revint, transperçant l'ombre oppressante des alentours. Devant lui, deux soleils parfaitement ronds et alignés devant ses yeux réactivèrent ses pupilles qui se dilatèrent jusqu'à ce que la luminosité ambiante l'enveloppe tout entier. Il comprit qu'il portait un masque, et qu'il n'y voyait que par deux grands trous.

Autour de lui, des sous-bois marécageux s'étendaient dans toutes les directions. Il y avait devant lui un genre de grand diable aux cheveux gras et aux vêtements aussi désagréables à voir qu'à sentir. Penchant légèrement la tête sur le côté, il s'approcha d'un pas, tentant de détailler les traits de l'inconnu sous les tâches de boues qui lui maculaient le visage.

- Monsieur Emerald ? demanda-t-il, incrédule. Une douche, oui, une douche, vous devriez prendre une douche. C'est indécent. Vraiment.