Cornélia faisait une pause. Elle ne ressentait pas la fatigue, elle ne pouvait pas dire non plus que ses muscles la tiraillaient ou qu'elle était essoufflée alors qu'elle marchait le long de toutes les toiles depuis plusieurs heures déjà. Non, elle s'était arrêtée en chemin pour noter sur un bout de parchemin le trajet effectué avant qu'il ne s'évapore de sa mémoire et qu'elle soit condamnée à tout recommencer. Elle grattait donc le papier, passant de temps en temps les barbes de la plus sur sa joue, les yeux plongés dans un passé proche. Elle avait besoin de tant de concentration pour si peu que ça en aurait découragé plus d'un mais pas Cornélia.

Cornélia aimait se balader, parler aux personnages de toiles même s'ils étaient devenus séniles ou bien restreints. Au long de son exploration elle avait eu la chance de découvrir de nombreux paysages dont elle se souvenait à moitié, mal représentés sur ses bouts de papier. Et il fallait avouer qu'elle aimait particulièrement cette toile de bibliothèque, elle empruntait toujours des livres, qui finissaient par s'entasser dans le bazar de la seconde toile du professeur Blackwell, une fois lus. Elle avait donc naturellement arrêté sa promenade dans ce cadre précisément et après avoir transcrit ses déplacements elle avait prévu de parcourir encore une fois les étagères des lieux pour trouver un autre ouvrage à rapporter.

Elle n'en eût pas le temps, elle entendit distinctement un raclement de gorge derrière elle mais ne se retourna pas pour autant, jamais personne ne l'appelait, ça devait être les étudiants au dehors qui tentaient parfois de capter l'attention des personnages de tableaux. Cependant elle entendit bien quelqu'un juste derrière elle et elle se retourna lentement pour apercevoir un jeune garçon blond, tout excité et aux pieds nus. Il semblait rayonnant et Cornélia eût pour lui un sourire doux et un regard attendri, il devait être un nouveau tableau fraîchement arrivé. Dans un mouvement de tête pour acquiescer elle fit une délicate révérence avant de lui répondre.

- C'est bien ça, vous êtes nouveau n'est-ce pas ?

Ça pouvait sembler impoli mais c'était de la curiosité pure chez la jeune femme que la joie du jeune homme motivait également. Son sourire se fit plus grand et plus amusé, elle venait de penser à quelque chose et même si elle savait qu'elle finirait par le perdre et elle avec, elle ne pouvait s'empêcher de le lui proposer.

- Vous voulez que je vous emmène faire un tour des tableaux ? Depuis combien de temps êtes vous arrivé ? Où est votre toile ? Connaissez-vous un peu le château ? Si oui, y a t-il un endroit où vous voulez aller ?

Ça faisait beaucoup de questions d'un coup mais elle était toute contente de trouver quelqu'un avec qui discuter, et explorer. Il n'y avait guerre que le professeur Blackwell pour lui tenir compagnie, du moins compagnie intéressante, et il avait bien entendu des obligations et des choses à faire et elle ne se serait jamais permis de le déranger constamment juste pour aller marcher avec elle ou converser. Le nouveau venu apportait donc une grande joie à Cornélia et on ne savait plus trop lequel était le plus excité des deux.

Cornélia rit doucement devant l'excitation du jeune homme, il détonait de joie de vivre dans cet univers somme toute assez calme. En effet, voir un habitant de tableau aussi vivant relevait du miracle, du peu qu'elle arrivait à se souvenir, notes à l'appui, tous les personnages rencontrés dans leurs toiles faisaient preuve de peu de vocabulaire et d'une apathie évidente. Le seul interlocuteur censé et encore doué de motivation dont elle arrivait à se souvenir était le professeur Blackwell. Cornélia ne voulait même pas imaginer ce qu'aurait été son quotidien si le professeur n'avait pas été là. D'une part il lui était d'une aide inestimable en terme de tactique pour retrouver sa toile, d'autre part il représentait son seul point d'attache au peu d'humanité qui restait à une créature comme elle. Perdue au milieu de tableaux atteints de folie ou de dépression sommaire il n'aurait fait aucun doute que son aventure aurait tourné court, tout du moins en terme de santé mentale.

Le jeune garçon blond était donc un phénomène rare parmi les toiles, un être aussi énergique et curieux. Elle ne pût s'empêcher de l'envelopper dans un sourire doux et un regard attendri, c'est dans ces cas là qu'elle prenait autant en compte de son âge. Bien entendu son corps peint était jeune mais son esprit qui pourtant était si prompt à l'oubli arrivait tout de même instinctivement à mesurer l'ampleur des décennies qui les séparaient. Malgré tout Cornélia avait gardé cette curiosité enfantine, l'étrange Alzheimer dont elle était atteinte était peut être une des raisons à cette innocence, et elle se réjouissait d'avance de la folle aventure que lui offrait la présence du jeune homme.

- Dans la nuit ? Vous voulez dire que vous êtes un élève ? Quelqu'un vous a peint et vous êtes mort dans la nuit ou bien... Non vous venez de dire quelque chose d'inexplicable, j'en déduis que vous n'êtes pas décédé. C'est en effet bien curieux.

Elle le regardait maintenant avec intérêt, pour sûr c'était la première fois qu'elle voyait ça, même si elle avait pu se souvenir de sa longue existence elle savait qu'elle n'avait jamais croisé pareil cas de figure auparavant. Elle hochait la tête avec énergie à chaque explication qu'il lui donnait, un sourire radieux sur le visage. Ça c'était une expérience unique, le professeur Blackwell lui avait déjà parlé d'une potion qui... Elle cherchait dans ses notes, n'arrivant pas exactement à se souvenir la teneur de leur discussion. Une potion qui pouvait transformer les créatures en humains le temps de quelques heures, peut être que le contraire était donc possible. Elle fronça les sourcils cependant, un peu inquiète pour le jeune élève.

- J'espère pour vous que cette potion est limitée dans le temps sinon vous risquez d'avoir du mal à retrouver votre condition.

Elle ne voulait pas l'inquiéter mais elle était comme ça, incapable de retenir ses réflexions et peu consciente de l'effet qu'elles peuvent avoir sur les autres. Elle oublia cependant rapidement son inquiétude quand il accepta qu'elle lui fasse faire un tour dans les toiles. Elle pensait tenter de lui faire éviter les toiles enneigées et venteuses vu son accoutrement, les tenues de cette époque étaient décidément bien curieuses. Ils pourraient peut être à la limite attraper quelque chose dans une des toiles pour le couvrir plus chaudement si jamais il venait à avoir froid. Elle continua à sourire, elle aimait bien son entrain et sa curiosité devait définitivement plaire au professeur, ce n'est d'ailleurs qu'à ce moment qu'elle percuta que le professeur devait connaître le jeune homme s'il était élève.

Elle haussa des épaules, son sourire toujours accroché à ses lèvres, à présent c'est limite si elle ne sautillait pas sur place. Elle hocha vigoureusement de la tête en lui faisant signe de la suivre tandis qu'elle passait de la bibliothèque à une grande salle à manger où un vieillard dormait bruyamment sur la table.

- Vous verrez ce qui est difficile c'est la linéarité des déplacements, c'est compliqué de se repérer justement parce que tout est étrangement linéaire pour nous et il est compliqué de savoir si on monte ou on descend.

Elle se tourna vers l'extérieur, s'approchant de la paroi qui les séparaient de la réalité telle quelle.

- Enfin quand on connaît un peu le château il suffit de se repérer en fonction du morceau que l'on aperçoit au dehors.

Elle lui laissa un peu de temps pour s'approcher, elle se doutait bien que voir sa propre réalité comme un spectateur ne devait pas être si facile à assimiler que ça, un peu comme si elle s'imaginait dans le château entrain de regarder un tableau, elle était sûre qu'elle aurait des sentiment mitigés suite à cette vision.

- Mais où avais-je la tête ? C'était très impoli de ma part de vous entraîner de la sorte sans m'être présentée. Elle lissa les plis de sa robe avant de se pencher dans une légère révérence. Je me nomme Cornélia, enchantée de pouvoir vous faire découvrir notre monde.